De psychiatres en psychiatres

Le livre récemment paru que l’on vient de mettre en mes mains*, est un ensemble de cinq thèses de médecine consacrées à cinq psychiatres de Suisse Romande, toutes réalisées sous la direction de Christian Müller**. Les cinq médecins qui font l’objet de ces études sont de fortes personnalités se détachant sur le paysage psychiatrique helvétique entre 1920 et 1950. L’hommage se justifie en raison des réponses novatrices apportées par ces cinq hommes aux énigmes de la maladie mentale, que ce soit par la mise au point de concepts théoriques ou thérapeutiques nouveaux, ou par leur travail (souvent colossal) de réforme des institutions hospitalières.

Un aperçu rapide des contributions de chacun de ces grands hommes donnera ici une idée (trop faible) de leurs mérites respectifs. André Repond, le Fribourgeois, nous est présenté par J.-D. Zbinden, qui retrace l’itinéraire si particulier de ce psychiatre devenu directeur de la maison de santé de Malévoz, en Valais. Marc-Gustave Richard, le Neuchâtelois, est présenté par C. Monod comme un brillant vulgarisateur de la psychologie – à une époque où la pédagogie avait encore un sens auprès de nos enseignants. Quant au portrait de Charles Odier, le Genevois, un des timoniers de la psychanalyse en Suisse, il est vigoureusement brossé par J.-A. Flammer, en montrant son rayonnement au-delà des frontières helvétiques. Hans Steck, le Bernois, directeur de Cery avant Müller, psychiatre passionné par la schizophrénie, est présenté par E.A.H. Barthe, tout en soulignant l’événement considérable de la découverte des neuroleptiques dans les années cinquante et leur impact sur l’évolution des malades mentaux. Enfin, la personnalité et les travaux de Joseph Marc Narcisse Guillerey, le Jurassien, inventeur de la méthode du rêve éveillé (qui connait un tel engouement aujourd’hui), sont étudiés de près par M. Guggisberg.

Il appert à cette lecture qu’à l’époque, les progrès de la psychiatrie devaient beaucoup à la personnalité des psychiatres. Ceux-ci se donnaient alors le droit d’éprouver des passions, de nourrir des idéaux qu’ils menaient à terme sans couardise ni mollesse. Ils osaient défendre le droit des malades mentaux face aux pouvoirs publics, sans se laisser intimider ou étouffer par les pétales vénéneux de je ne sais quelles orchidées obtuses. Un tel patrimoine régional devrait nous réconforter et restaurer l’espoir de sortir du ghetto morose d’aujourd’hui, en des temps où la médecine et la psychiatrie se laissent inféoder par les aigrefins et les chevaliers d’industrie de toutes catégories (caisses-maladie, banques, ronds-de-cuir de l’administration publique, et j’en passe, Messieurs, j’en passe).

Donc courez acheter ce livre (surtout si vous êtes psy-quelque chose). Vous y trouverez un peu d’oxygène, qui vous aérera les circonvolutions et vous soulagera de l’atmosphère confinée de la psychiatrie contemporaine. Vous saisirez vite que ce n’est pas un hasard si de telles thèses ont été réalisées sous la houlette de Christian Müller, lui-même pionnier en maints domaines et actuellement à la retraite. Müller, sa haute stature, sa gueule à la James Mason, son parcours exceptionnellement créatif. Fils de psychiatre, ancien élève de Manfred Bleuler au Burghölzli, patron de Cery de 1960 à 1987, cet homme a été le promoteur en particulier de la psychothérapie des schizophrènes, de la politique de secteur, de l’amélioration des conditions des malades hospitalisés, et le garant pendant plus d’un quart de siècle d’une psychiatrie éclairée et multidisciplinaire. Enfin, il est également auteur de nombreux ouvrages, passionné d’histoire de la médecine, grand marcheur devant l’Eternel, collectionneur d’autographes et, à ses heures perdues, amateur du cor des Alpes. Qui donc lui consacrera sa prochaine thèse?

* “PORTRAITS DE PSYCHIATRES ROMANDS”, sous la direction de Christian Müller, Ed. Payot, Lausanne, novembre 1995.

** Professeur honoraire, ancien directeur de la Clinique Psychatrique Universitaire de Lausanne (Hôpital de Cery). Signalons en passant la projection prochaine du film Plan-Fixe sur Christian Müller, le jeudi 7 mars, à 20h30, Salle Paderewski, Cinémathèque Suisse, Lausanne.

(27.02.96/LNQ)