Le legs du professeur Pierre-André Gloor

Le 4 octobre dernier est mort au CHUV le Professeur Pierre-André Gloor, emporté par une maladie foudroyante. A soixante-dix ans, ce médecin humaniste aux multiples talents était encore extrêmement actif, et sa disparition n’a pas fini de consterner la communauté scientifique, en Suisse comme à l’étranger. Homme véritablement pluriel, déroutant par son érudition, il était de ces savants qui abattent en silence (et avec modestie) un travail de colosse. Psychiatre singulier, il savait puiser l’essentiel dans chaque spécialité, sans se laisser circonvenir par aucune doctrine (exploit difficile dans une discipline où ce risque est souvent fatal). Esprit libre, il savait faire preuve, quand le besoin s’en faisait sentir, de cette politesse réfrigérante de major britannique aux Indes – mais, notez bien, sans casque colonial, sans banians et sans tigres.

Originaire de Mézières, le docteur Gloor fait sa médecine à Lausanne et à Zurich. Après son diplôme, il passe une année en Palestine, avec sa femme, médecin comme lui, pour le compte du CICR. Déjà passionné d’anthropologie, il y fait, entre ses consultations médicales et ses visites aux grottes préhistoriques, ses premières mesures anthropométriques sur les autochtones. Puis il se spécialise en psychiatrie, en impose rapidement par son talent de clinicien et par ses connaissances, lit énormément, en médecine et en psychiatrie, comme en anthropologie, en géographie, en histoire, en éthologie. Spécimen peu courant d’homo bibliographicus , le docteur Gloor était de ceux qui ont toujours lu avant vous le livre ou l’article que vous venez de découvrir avec enthousiasme.

Membre extraordinaire de la Société de Psychanalyse, il enseigne de bonne heure l’histoire de cette discipline à l’Hôpital de Cery et à la Policlinique Psychiatrique Universitaire de Lausanne. Ses cours laissent à tous une impression durable, par la richesse de leur contenu, comme par leur veine narrative. Cette matière un peu austère vous prenait, sous sa moustache ironique, un air d’aventure intellectuelle excitante, pimentée d’anecdotes délicieusement scabreuses. La bande à Sigmund devenait celle d’Ali Baba et des quarante voleurs, se pourchassant dans la caverne de l’inconscient. Parallèlement, il ouvre sa propre consultation en ville, soigne ses patients, analyse ou supervise ses collègues (il est de ces rares psychiatres qui répondent eux-mêmes au téléphone), dirige des groupes Balint, montre aux omnipraticiens comment un médecin s’administre d’abord lui-même, avant d’appliquer un pansement ou de prescrire un médicament.

Dans la foulée d’Auguste Forel (autre savant toutes catégories de nos régions), il accomplit un travail de pionnier sur la question sexuelle. Il crée la consultation de sexologie à Lausanne, développe le planning familial, fonde avec quelques collègues la Commission interne de la maternité (examen pluridiscipinaire des demandes d’interruption de grossesse), contribue au lancement de Pro Familia. Privat docent à la Faculté de médecine en 1967, professeur associé en 1977, il enseigne cette discipline nouvelle en ouvrant le point de vue trop comportementaliste de Masters & Johnson à celui de la psychanalyse, n’étant pas homme à enfermer une discipline dans un seul regard théorique. En même temps, il mène plusieurs campagnes d’information auprès du public et de la communauté scientifique, porte certains débats sur la scène politique, s’avère un tribun éloquent quant à la liberté de la femme et à son droit à maîtriser sa fécondité, mène diverses enquêtes sur l’interruption de grossesse en Suisse. Homme de plume, il publie articles et livres sur l’homosexualité, la psychophysiologie de l’orgasme, les obstacles psychologiques au contrôle des naissances, etc.

Pendant ce temps, sur un tout autre front, il fait des recherches et publie presque autant de travaux en anthropologie. Membre des Sociétés Française et Suisse d’Anthropologie, il assume même, pendant une année, la charge de président de cette dernière. Pour donner quelques exemples, il « mesure » des recrues suisses, soulève de nouveaux débats sur les travaux de Franz Boas (importante figure de l’anthropologie physique américaine), met le doigt sur ce qui dérange dans les questions raciales, dénonce les fausses certitudes, confronte territorrialité religieuse et mesures raciales chez l’élite catholique et protestante de France, mène une recherche sur les immigrants aux USA, dénonce la soi-disant découverte de l’Amérique par Christophe Colomb (hypothèse des Vikings), publie nombre de travaux sur la ligne St Malo-Genève, sur la xénophobie et le racisme, sur l’évolution de la couleur des yeux à l’époque du premier empire ou chez les élèves de l’Ecole Polytechnique de Paris entre 1794 et 1874 (supputant l’insolite souche germanique de ces Français!).

Cette diversité ne donne pourtant qu’un faible aperçu de l’énorme travail de cet homme, qui trouvait encore le temps de consacrer ses week-end à traquer le champignon en forêt ou à sélectionner à la colchicine je ne sais quelles graines oubliées. D’ailleurs, tenez-vous bien, 80 classeurs de courrier et d’articles attendent encore le patient inventaire de la postérité, dans son bureau tapissé de cartes de géographie et imprégné d’une solide odeur de gauloise.

Retenons encore une de ses suggestions à propos du pouvoir politique: depuis 1974, le Professeur Gloor préconisait l’interdiction de tout volontariat en ce domaine et l’institution d’un « service » politique que nous ferions à tour de rôle, ceci « pour éviter des quantités de choses désagréables ». Gageons qu’au rythme où vont les choses en Suisse et dans notre canton, on en reparlera bientôt. Et s’il faut absolument une épitaphe, comment s’empêcher d’évoquer la devise même de Paracelse, autre médecin suisse dont l’exemple et la créativité restent à jamais gravés dans notre inconscient : Alterius non sit qui suus esse potest (qu’il se garde d’appartenir à un autre celui qui peut s’appartenir à soi-même).

(27.10.92/LNQ)