Les minorités ethniques chinoises à l’heure de l’économie de marché

Aperçu de la culture Miao, loin du tourisme de masse.

Au moment où les « Célestes » absorbent la civilisation Mickey, les minorités sont-elles appelées à devenir les gardiennes des traditions anciennes?

Gérard Salem

La route qui va de Guiyang à Kaili est cahoteuse, mais le paysage est tellement hypnotique, presque irréel, que nous en oublions secousses et crampes. A chaque virage, hébétés, nous nous enfonçons plus loin dans les collines, absorbés dans leurs plis et leurs courbes, plongés dans la perspective fractale des rizières en terrasses. Le petit bus nous entraîne au fil des champs de maïs et de patates douces, le long des bocages et des hameaux échevelés. Voici les rivières aux buffles, avec leurs enfants nus et leurs norias de bambous. Voici pagodes, temples et ponts suspendus. Nous sommes aspirés dans les vides et les pleins d’un lavis à l’encre du Traité de Peinture de Jardin en Grain de Moutarde (b.a.-ba de tout peintre et calligraphe au Pays du Milieu). Nous voilà loin du Mac Donald de Pékin, loin du morne abrutissement des supermarchés à l’occidentale de Xi’an, du mercantilisme triomphant, des magasins Benetton flambants neufs, des effigies rutilantes de l’American Express, des usines Honda, Ciba-Geigy ou Philip Morris dont s’enorgueillit stupidement la Chine moderne. Nous voilà dans le « maquis ».

Si nous sommes venus jusqu’ici, au Guizhou, pays du maotai1 , un peu à l’est du Sichuan et au nord du Guanxi, c’est pour y rencontrer les Miao, les Gejia, les Yi, les Dong ou les Buyi, quelques-unes des 56 minorités ethniques chinoises. Une idée comme ça, de la Fondation Ling à Lausanne2. Fuir les cohortes touristiques et se faufiler dans l’arrière-pays, pour y débusquer coutumes et folklores anciens, en marge de l’évolution actuelle du peuple Han. Pourquoi? Pour respirer un peu d’air frais et vérifier ce que devient le précieux patrimoine à l’heure où, à coups de dollars, de yens et de joint-ventures, la galaxie Mickey a entamé la lente intoxication des agglomérations urbaines.

Les villages que nous traversons rappellent certains coins du Valais, avec leurs raccards sur pilotis, leurs jardins potagers, leurs puits à margelle. Vieillards à la pipe, femmes à la palanche, enfants au front têtu, poules, cochons, chiens hirsutes observent avec curiosité notre petite équipe de dabizi3 . Les étrangers sont rares dans le secteur. Certaines provinces chinoises ne sont accessibles aux touristes que depuis quelques années. Visage collé aux vitres du bus, pattes d’oie plissées de plaisir, Zhuang Yuanyong, notre proche ami, guide national et collaborateur de la Fondation Ling en Chine, sourit de toutes ses dents. Il est heureux de découvrir avec nous cette province qui lui rappelle, par certains côtés, son Suzhou natal. « Ça nous change des circuits habituels, non? » me chuchote-t-il.

Il est vrai que c’est excitant de compter parmi les premiers laowai4 à musarder dans les parages. Même si les 70 millions de Chinois appartenant aux minorités ethniques ne représentent que sept pour cent de la population totale du pays, le gouvernement central s’efforce (nous dit-on) de faciliter les échanges entre ces minorités et le peuple Han, et commence à autoriser leur accès aux « étrangers du dehors ». Noble intention. Poliment, nous prenons note des nouveaux réseaux routiers, ferroviaires et aériens, nous nous inclinons devant le développement des télécommunications, nous saluons la « délégation des pouvoirs politiques et administratifs accordée aux circonscriptions locales ». Louable politique de compromis graduels, dont se vante le gouvernement central « en vue de moderniser l’agriculture et l’industrie de ces régions », tout en « rehaussant leur niveau de vie et en les alphabétisant ». Bravo et merci.

Mais alors, comment s’y prend ce même gouvernement pour se concilier les minorités, pour mettre fin aux aux discriminations religieuses ou à la mainmise économique? De quelle façon s’efforce-t-il de ne plus dédaigner les traditions locales, de renoncer à l’assimilation culturelle, d’adapter l’appareil législatif aux mentalités? Ne cherchez plus: les minorités ethniques jouissent d’un privilège sans pareil, elles échappent à la règle de l’enfant unique, instaurée voilà dix ans. Certes, les paysans Han jouissent d’un privilège analogue (un paysan grogne moins si on lui permet plusieurs coups d’essai avant d’avoir un fils). Mais l’avantage des minorités est net : chaque couple y a droit, au bas mot, jusqu’à trois enfants. A cela s’ajoute un intérêt affiché pour leurs traditions. Aujourd’hui, les Han comme les Chinois d’outremer sont les principaux touristes à visiter les minorités ethniques – bien avant les Occidentaux. Pourquoi? Qu’est-ce qui peut bien attirer en ces contrées reculées les nouveaux riches, les américanoïaques de Pékin ou de Shanghai armés de leurs calculatrices électroniques et de leur dageda 5? Une mémoire, un conservatoire de la tradition.

Si vous passez un jour par Kaili, bourgade dont le nom signifie, en miao, « bêcher la terre », vous logerez probablement à l’hôtel du même nom. Thermos d’eau bouillante, moustiquaires effilochées, affiches publicitaires pour les fêtes locales. Vous y ferez maintes balades dans les villages avoisinants, et vous rencontrerez Ban Hai-wei, jolie Dong mêlée de sang Han, qui vous expliquera de sa voix timide, avec des gestes grâciles de princesse chlorotique, que les Miao comptent une bonne centaine de sous-groupes, classés selon des critères insolites. Il y a les Miao bleus, les Miao rouges, les Miao fleuris (selon la couleur du costume traditionnel). Il y a les Miao à jupe courte ou à jupe longue, les Miao du bord de l’eau et ceux de la montagne. Et si vous dites à Hai-wei que vous êtes particulièrement intrigués par la variante « Gejia », qui revendique son identité à part entière et proteste contre son assimilation aux Miao, elle vous conduira au village de Matang (« l’étang de chanvre »), au milieu des rizières et des champs de patates douces.

L’excursion vaut le détour. Trajet en bus, suivi d’une petite marche. Quelques femmes costumées, parées des bijoux traditionnels et de coiffures compliquées, nous accueille par des chants jaculatoires évoquant je ne sais quelles mélopées Sioux ou Navaho. Avant de franchir l’enceinte du village, nous devons sacrifier à un veux rite: goûter la coupe d’alcool que les femmes nous servent à deux mains, à même les lèvres. Ensuite commence la cérémonie proprement dite: chants et danses sur la musique obsédante des lusheng (orgues à bouche en bambou). Seuls les hommes en jouent, en se trémoussant, tantôt seuls, tantôt aux côtés des femmes, dans une sorte de tarentelle ou de farandole à la chinoise. C’est joyeux et sérieux à la fois, et nous applaudissons. Mais voilà qu’au terme de la première démonstration, tous s’arrêtent et nous observent calmement. Mon ami Zhuang me glisse que notre tour est venu, à nous autres dabizi ,de chanter et danser dans le style de notre ethnie. Panique dans le groupe. Inutile de s’esquiver, c’est une règle essentielle, chez les Miao, un principe d’échange comme inventé exprès pour illustrer les leçons de Marcel Mauss. Patauds, éberlués, nous nous exécutons de notre mieux, avec un Auprès de ma blonde suivi d’un Là-haut sur la montagne, frileusement accompagnés à l’harmonica. Eux nous observent, graves, puis applaudissent vigoureusement avant d’entamer leur prochaine danse.

Une bonne partie de la matinée est consacrée à ces mondanités avant de passer à table, pour déguster mille choses délicieuses et vider d’autres coupes d’alcool – toujours servies par les femmes aux chevelures passées à l’huile de thé et surmontées de coiffes argentées. Hai-wei reconnait que les Miao aiment les fêtes: il paraît qu’ils en célèbrent environ 150 par année (soit une fête tous les deux jours environ!). « Il faut bien compenser le manque de communication dû aux travaux des champs et aux distances à parcourir chaque jour », m’explique Monsieur Wu, le chef du village (chapeau de paille et boucle d’argent à l’oreille). Un proverbe miao dit qu’il est « facile de se voir chaque jour du haut des collines, mais cela prend bien une demi-journée pour se trouver ». Mais que diable célèbre-t-on au cours de toutes ces fêtes? D’abord, le culte des ancêtres (seule vraie religion de tous les Chinois), puis les saisons et leurs subdivisions, enfin les rencontres amoureuses entre jeunes. De ces dernières est issue la coutume des chants alternés (exhortations et questions-pièges entre damoiseaux et damoiselles, dans le plus pur style des romans courtois). Une façon comme une autre d’encourager les mariages endogamiques, d’éviter une déperdition de la tradition et l’emprise de la culture Han (enjeu capital de la survie des minorités).

Les Miao n’avaient pas d’écriture jusqu’à ce que le gouvernement central leur en propose une (romanisée). Une légende raconte qu’ils brodaient leurs souvenirs sur leurs splendides costumes. Les motifs consistent en papillons, en oeufs, oiseaux, serpents, fantômes ou démons, autant de thèmes propres aux mythes fondateurs, que l’on déchiffre, aujourd’hui encore, à l’ourlet de leurs casaques, sur leurs ceintures ou leurs foulards en batik.

Il parait que ce procédé mnémotechnique élémentaire fascine aujourd’hui les chevaliers d’industrie et les aigrefins de l’économie de marché, chez les Han. Quelle mémoire secrète d’une culture évanescente vont-ils cueillir là?

1 maotai: alcool fort, à base d’une variante de sorgho.

2 la Fondation Ling, médecine-psychologie-culture, organise régulièrement des voyages culturels « sauvages » en Chine, les prochains en janvier-février 1995 (tél. 021-312.09.51)

3 dabizi: « grands nez », façon de désigner les étrangers en Chine.

4 laowai: « vieux du dehors », autre appelation mi-ironique mi-affectueuse des mêmes.

5dageda : « grand frère », désignation familière du téléphone sans fil que tout businessman chinois se doit de brandir désormais en société.

(14.12.94/LNQ)