La maltraitance commence avec l’humiliation

Interview de Gérard Salem, « La maltraitance commence avec l’humiliation », Yves Lassueur, L’Illustré

En huit ans, le réseau interdisciplinaire* que vous dirigez à Lausanne a reçu 2300 familles venues consulter pour des questions liées à la maltraitance. Comment définir le plus simplement possible ce que recouvre ce mot?

C’est le fait d’une personne qui abuse de son pouvoir sur une autre, généralement plus faible. L’autre est traité comme une chose plutôt que comme un être humain. En matière familiale, elle peut prendre de nombreuses formes: violence physique, emprise psychologique, persécution mentale, inceste, abus sexuels, négligences, rejet, abandon.

D’où viennent la majorité de ces familles consultantes?

De Suisse romande, mais pas seulement. Nous avons aussi reçu des Alémaniques et des Tessinois. Des gens de France, d’Allemagne, d’Autriche. Tous cherchaient une consultation spécialisée pour des questions délicates. Par exemple, comment renœur avec un membre abuseur qui sort de prison.

Y a-t-il des milieux plus exposés que d’autres? Les milieux défavorisés, en particulier, comme le montrent certaines statistiques?

C’est un point controversé. Une étude parue il y a quelques années à l’Université de Genève a effectivement conclu que les familles les plus exposées à la maltraitance sont celles de migrants vivant dans la précarité. Mais cette étude a été faite sur dossier, sans rencontrer les intéressés. Pour notre part, nous avons constaté que toutes les catégories sociales étaient représentées parmi les 2300 familles que nous avons vues. Les milieux riches, universitaires, bien lotis, suisses, aussi bien que les plus défavorisés. Maintenant, c’est vrai que les risques augmentent quand se cumulent plusieurs facteurs, comme la précarité, la violence dans le couple et la migration.

Votre livre présente de nombreux cas très concrets. A la lecture de certains d’entre eux, celui par exemple d’un grand-père qui abuse de sa petite-fille de 6 ans et rejette la faute sur elle, on a envie de cogner. Ça ne vous arrive jamais?

Si, bien sûr! L’envie est là, comme la révolte, l’indignation, l’effroi. On se retrouve devant des situations extrêmement pénibles. Mais si je passais à l’acte et leur mettais mon poing dans la figure, ce serait assez inquiétant…

Il vous arrive quand même d’engueuler certains patients?

Mais oui! C’est en cela que le combat thérapeutique est important. Vous devez combattre le patient, comme ce grand-père ou d’autres abuseurs qui vivent dans le déni, mais en créant malgré tout une alliance avec eux. Ils doivent sentir que vous vous inquiétez de leur sort, que c’est pour leur bien que vous les combattez, pas pour leur faire du tort. Nous ne sommes pas là pour punir - c’est le rôle de la justice -, mais pour protéger, pour empêcher le pire de se produire. Or, vous n’y arriverez pas si vous vous présentez en justicier de la famille. Si vous tombez dans ce travers, vous n’êtes plus crédible à leurs yeux, ils ne vous écoutent plus.

Concrètement, comment se crée cette «alliance» avec les familles, même dans les cas où les comportements paraissent monstrueux?

Il s’agit de voir ce que sont leurs ressources, leurs côtés positifs. Du coup, vous les motivez à travailler. A se sentir non pas honteuses et stigmatisées, mais capables de comprendre qu’elles peuvent changer. Car, oui, le plus souvent les familles tiennent à changer, à retrouver leurs liens. Même le père abuseur espère retrouver sa place auprès de son enfant. Même l’enfant abusé espère retrouver son père.

Cet espoir est votre grand allié?

Toujours.

Et votre pire ennemi, à lire votre livre, c’est l’omerta? Le grand silence dans lequel s’enferment les familles?

Exactement. Car, même si elles souffrent, elles ont tendance à se taire. On verra alors la victime voler au secours de son abuseur. Ça arrive très souvent. On se l’explique par l’attachement, la loyauté secrète qui lie les membres de la famille. De nombreux enfants qui ont osé faire le pas et dénoncer un parent abuseur se rétractent dès l’instant où l’abus est découvert. Pour les juges et les experts, c’est un vrai casse-tête. Mais psychologiquement cette rétractation s’explique très bien. L’enfant est loyal à son parent, en dépit du mal qui lui a été fait. Il a honte, par exemple, que son père doive aller en prison. Ou de devoir admettre devant ses camarades: «Oui, moi je viens d’une famille comme ça.»

Il est frappant de voir qu’il vous arrive, pendant la consultation, de prendre le téléphone et d’appeler une autorité pour dénoncer l’un ou l’autre des membres de la famille.

C’est fou, n’est-ce pas? Mais, effectivement, ça arrive. Ce sont des cas qui se sont produits plusieurs fois.

La police vient alors et procède à une arrestation?

Bien sûr. Après quoi une instruction est ouverte. Quand nous le faisons, c’est qu’il y a urgence, en raison du danger dans lequel se trouve la victime. La loi nous y contraint. Nous sommes tenus de signaler les abus que nous découvrons. Mais notre politique est de convaincre les parents abuseurs à se signaler eux-mêmes. Sur le plan thérapeutique, ça donne de bien meilleurs résultats. On valorise le fait d’assumer ses responsabilités pour les parents abuseurs. Quand les choses se passent ainsi, ils appellent plutôt le Service de protection de la jeunesse. Des assistants sociaux viennent alors et interrogent les membres de la famille avec nous. Ensuite, ils peuvent signaler l’affaire au juge et prendre des mesures immédiates de protection.

Par exemple?

Ça peut être le placement d’un enfant parce qu’il est en danger. Ou l’éloignement d’un mari qui a menacé sa femme et risque de la tuer.

Il est aussi question, dans votre livre, d’adolescents qui martyrisent leurs parents. Des cas plutôt marginaux?

Non, des cas beaucoup plus répandus qu’autrefois. Des cas qu’on observe surtout dans les familles monoparentales. Bien des mères, mais parfois aussi des pères, sont exposés aux humiliations ou aux violences de jeunes adultes. Je connais l’exemple d’une mère dont les deux fils de 17 et 19 ans lui disent régulièrement devant les copains: «Casse-toi de cette chambre, vieille conne!» Ils brisent les meubles, lui extorquent de l’argent, la mettent sous pression et elle n’ose pas se plaindre. Car, si elle appelle le Service de protection de la jeunesse, elle dénonce ses propres enfants. Ce n’est pas facile à faire. Nous voyons des mères couvertes de bleus qui viennent se confier à nous, médecins, pour obtenir une aide thérapeutique, mais n’osent pas le faire auprès de la police.

Dans de tels cas, comment intervenez-vous? En voyant toute la famille? La mère et les ados?

Oui… quand ils veulent bien venir. S’ils refusent, il nous arrive de faire pression en nous rendant au domicile de la famille et en exigeant des jeunes qu’ils cessent leurs violences, sans quoi ils risquent d’être dénoncés.

Pour certains, la maltraitance commence déjà le jour où vous donnez une fessée à votre gosse. Vous êtes d’accord?

Non. Ce qu’il faut voir, c’est le contexte dans lequel est administrée une punition. Quand elle est accompagnée d’humiliations, de la volonté de flétrir l’autre et de façon répétée, oui, c’est de la maltraitance. Ça n’en est pas, en revanche, quand un parent perd la boussole un instant et flanque une fessée à son enfant, s’il en vient finalement à regretter son geste, peut-être même à dire au gosse: «Ça ne se reproduira pas.» C’est la résonance qui compte. L’enfant sent comment vous lui avez donné une fessée beaucoup plus que la fessée elle-même et son intensité.

Quelle est la plus grande frustration rencontrée dans votre approche de la maltraitance?

Il y en a deux sortes. L’une, c’est l’impuissance, le sentiment qu’on n’aboutit pas malgré tous nos efforts. La maltraitance se reproduit, ou bien la famille trouve une combine légale, avec l’aide d’avocats sans scrupules, pour se défiler, ne plus venir à la consultation et éviter la confrontation. La seconde frustration, c’est le sentiment d’être utilisé, manipulé par une faction de la famille pour se venger d’une autre ou de nousmêmes. Quand on s’occupe de maltraitance familiale, on s’expose, on prend des risques. J’ai ainsi reçu plusieurs fois des menaces de mort, pas seulement contre moi mais contre mes proches, mes enfants et ma femme.

Et votre plus grande satisfaction?

On la ressent quand on constate que la relation est restaurée. Quand vous voyez l’auteur de maltraitance se remettre vraiment en question, demander sincèrement pardon et tout faire pour rétablir la relation avec son enfant ou son conjoint. C’est notre grande consolation, notre moteur. Et nous avons de nombreux exemples de ce genre. Des gestes émouvants, chevaleresques, qui confinent parfois au sublime. Vous connaissez la fleur de lotus? Elle pousse dans la bœu, mais elle est d’une beauté immaculée. Eh bien, c’est ça, la plus grande joie qu’on peut ressentir dans ces consultations: y voir quelquefois s’épanouir une fleur de lotus.

* Le CIMI, autrement dit la Consultation interdisciplinaire de la maltraitance intrafamiliale, www.cimi.ch

A lire: «La maltraitance familiale - Dévoiler, intervenir, transformer», du Dr Gérard Salem, avec la collaboration de Nahum Frenck, Francine Ferguson, Nicolas Rechsteiner, Ed. Armand Colin.

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