Une lettre ronflante

Docteur,

Cette lettre pour vous informer de ma décision: je mets un terme à la thérapie de couple auprès de vous avec mon mari. J’en ai fait part à celui-ci. Bien entendu, il m’a exhorté à continuer, mais ma résolution est prise. Libre à lui de venir vous trouver s’il veut (vous vous entendez si bien, entre hommes!).

Je vous avoue que je n’ai guère aimé votre façon de réagir, à la dernière séance, lorsque vous nous demandiez pourquoi nous faisions chambres séparées depuis deux ans. Quand je vous ai répondu que c’était parce que mon époux ronflait, vous avez ri, en déclarant qu’il s’agissait là d’un simple prétexte. Puis vous avez glissé deux suggestions de mauvais goût. Je vous cite: « et si vous siffliez? », puis « et les boules Quiès, Madame? »

Je ne goûte pas votre ironie. D’ailleurs, s’agit-il là d’une simple ironie déplacée, ou d’une navrante inconscience, pour ne pas dire d’une franche incompétence professionnelle? Mettons les points sur les i.

En premier lieu, le fait de siffler n’a jamais dissuadé aucun ronfleur de ronfler. C’est là un mythe imbécile, non une méthode scientifique. N’est-il pas affligeant d’entendre un psychiatre proposer à une épouse désemparée de jouer les de Funès dans je ne sais quelle Grande Vadrouille conjugale? Quant à votre suggestion de boules Quiès, je vous laisse régler cela avec vos confrères, les neurologues et les ORL que nous avons consultés avant vous. Tous n’ont-ils pas confirmé la légitimité de mes craintes en invoquant l’insoupçonné péril des apnées nocturnes? Mon mari a du reste été filmé par leurs soins lors d’enregistrements polysomnographiques (terme que vous devriez connaître, or je soupçonne qu’il n’est pas inutile de signaler à un médicastre de votre acabit qu’il s’agit là d’une série de tracés précis réalisés sur un dormeur). Ils ont pu constater l’étendue des dégâts: piliers flasques, défilé étroit (je les cite).

Toujours pour votre gouverne, je vous décrirai brièvement le tableau: vacarme cauchemaresque de ronflements de plus en plus tonitruants, par vagues progressives… Véritable division de panzers en marche, raid aérien, Londres sous les décombres, que dis-je, Stalingrad fumante… Dites-moi comment, docteur, dans un tel fracas, trouver le sommeil?

J’en viens à vos boules (Quiès, docteur, Quiès). Entre les phases de ronflements proprement dits, ce sont d’interminables pauses d’un silence inquiétant pendant lesquelles mon mari ne respire tout simplement plus…  Avec tout ce qui en découle: hypoxie coronarienne ou cérébrale, infarctus ou ictus en plein sommeil, trépas instantané ou paralysie durable (une fois de plus, je me borne à citer vos confrères). D’où l’indispensable surveillance dont j’ai été malgré moi investie vis-à-vis de mon conjoint. Et vous insinuez qu’il suffirait de me boucher les oreilles?

Vos confrères l’ont déclaré sans détour: la seule solution serait une opération chirurgicale, l’ablation du voile du palais – intervention certes douloureuse à ce que l’on dit, mais enfin, une solution digne de ce nom. Croyez-vous que mon mari soit entré en matière? Après avoir ri bêtement (comme vous), il a opposé une fin de non recevoir obtuse à cette solution pourtant scientifique et intelligente. Ce faisant, il choisissait clairement de me “ronfler contre”, si j’ose dire – et j’ose! Qui plus est, il me contraignait à faire chambre séparée, tout en signant son suicide. Et vous, vous faites de l’esprit, vous dites que je manque d’humour ?

Je vous laisserai vous expliquer avec mon avocat (puisque je demande désormais le divorce).

Avec ma plus cordiale antipathie,

Madame Snore

P.S. Rassurez-vous, pauvre type, je n’ai pas pris d’avocat. D’ailleurs, par son caractère outré, cette lettre ne devrait pas vous impressionner, puisque vous êtes blindé, puisque vous vous doutez que je ne perdrais pas de temps à vous l’écrire, puisque je ne l’ai pas écrite et qu’elle n’est qu’un de vos fantasmes de chroniqueur en mal de copie.

(11.02.97/LNQ)