Du nez sexuel

Depuis quelque temps, elle me parle beaucoup de son ami. Elle commence à douter de sa fidélité et de ses bonnes intentions. A-t-il toujours autant de sentiment pour elle, ne lui joue-t-il pas quelque jeu fourbe? Quand elle essaie de s’en ouvrir à lui, il détourne la conversation. Ça la rassurerait que je les reçoive tous deux en consultation, pour me faire une opinion et l’aider à y voir clair. Moi, j’ai idée que là n’est pas le problème, d’autant qu’elle est en pleine crise interprétative ces temps-ci. Mais enfin, si ça peut l’aider… Le jour venu, je tombe sur un solide gaillard en bleu de chauffe, qui me toise d’un oeil méfiant. (« Les psychiatres, ce n’est pas son fort », m’avait averti son amie). Mais ce qui me frappe d’emblée, c’est la formidable pestilence que dégage son corps sitôt entré dans mon bureau. Un véritable coup de poing. Ça cogne, dit-on à juste titre. Quant à ma patiente, elle semble ne faire aucun cas de ces effluves, ou bien feint de les ignorer.

Naturellement, je n’ose relever la chose pendant que nous causons. Les relents corporels sont plutôt tabous dans la conversation courante. Vous me voyez lui rappeler les bienfaits de la douche? D’autant que ce bonhomme est plutôt sympathique. Maladroitement, mais non sans sincérité, il tente devant moi de rassurer son amie (ce qui semble confirmer le non fondé de ses soupçons). Assise à ses côtés, elle est blottie tout contre lui. Comment diable est-ce possible? Elle dont le parfum évoque l’héliotrope, avec une pointe de thym et un soupçon de sarriette, comment, mais comment supporte-t-elle un tel remugle? Et lui? Il est pourtant doté d’un appendice aux dimensions respectables. A quoi lui sert-il au juste? Ou que cherche-t-il à me signifier de la sorte? Comportement agressif? Auto-protecteur? Pourquoi renforcer à ce point sa défense territoriale? Croit-il déceler un intrus en moi? Doit-il me tenir en respect en me faisant « sentir » à ce point sa présence?

Vous direz que je divague, que je surévalue l’importance de ce signal, que comme tous les psychiatres je vois une intentionnalité là où il n’y a que du hasard, de la sudation sans malice. Vous soutiendrez – comme nombre de scientifiques, du reste – que le sens olfactif s’est atrophié chez l’espèce humaine et qu’il ne peut avoir la même signification que chez les bêtes. Et vous vous tromperez. De récentes découvertes en anatomie, en biologie moléculaire et en psychologie ont réuni un faisceau d’indices tendant à démontrer l’importance des phéromones dans notre vie sexuelle et émotionnelle*. On savait que ces molécules volatiles, véritables signaux chimiques, ont un indubitable effet chez les insectes et les vertébrés, puisqu’ils modifient le comportement de l’individu de même espèce qui les perçoit.

La phalène mâle abat d’infinies distances en suivant la piste odoriférante de sa femelle, c’est entendu. La souris choisit son partenaire sexuel en se fiant elle aussi aux phéromones, bon. Mais de là à donner une importance à ces substances chimiques chez l’homme, il y a un pas, franchi il y a peu à Toronto et à Denver, en découvrant la présence d’un second centre olfactif chez l’humain adulte, l’organe voméronasal (ou « nez sexuel »). Des odeurs même imperceptibles pourraient induire des comportements stéréotypés. Diverses études menées sur des jeunes filles logées dans des cités universitaires ou des casernes montrent qu’en moins de quatre mois de vie commune, leurs cycles menstruels tendent à se synchroniser. D’autres travaux explorent l’effet de t-shirts imprégnés de sueur ou de sécrétions vaginales sur le désir sexuel. D’aucuns parfumeurs prétendent même concocter désormais je ne sais quels « philtres » d’amour subliminaux (à base d’excréments!).

Voilà qui donne à réfléchir. Pour en venir où? Je ne sais plus, lecteur. Mais quand j’observe nos deux tourtereaux, je me dis que c’est évident. Comme le nez au milieu de la figure.

*Le Monde du 28.2.97 (en collaboration avec la revue Nature ).

(04.03.97/LNQ)