Assis sous un banian, le corps engourdi, je contemple la place du
village où nous faisons une halte. L’autocar s’est arrêté près d’un chalet
de nécessité, comme dit mon ami Da Peng. Les voyageurs soulagent
leurs besoins naturels, se dérouillent les jambes, mordent dans une tige
de canne à sucre. Le chauffeur fait son qigong sous un peuplier. Le petit
Xiaohong souffle dans mon diatonique devant un peloton de canards.
Quant à moi, après quelques mouvements paresseux, j’ai choisi de
rester immobile sous ce banian, le corps calé entre deux énormes
racines adventives. La puissance de cet arbre m’attire et me plonge
dans une douce léthargie.
Un âne attelé à une charrette m’observe avec ce regard si poignant
des ânes. Ses oreilles sémaphoriques semblent me dire : « De quoi te
plains-tu ? Et moi, que devrais-je dire ? Tu devrais saisir l’aubaine de
cette halte. Carpe diem, mon grand. » Un autre âne braille au loin. Longs
spasmes décroissants, comme pour surenchérir.
Bouffées, bouffées océanes ! La mer de Chine n’est pas loin. On ne la
voit pas d’ici, mais je peux sentir son haleine d’algues et d’aventures.
L’air humide s’insinue dans mes cheveux et dans les poils de mes bras.
Passe un camion, puis un autre. Moteurs, grincements, klaxons, poules
caquetantes, nuées de poussière. Par saccades brèves, un coq tourne
sa tête tous azimuts. Les canards affairés se dandinent, comme s’ils se
moquaient de leur avenir incertain, sous l’escorte musicale de Xiaohong.
Un chien misérable ronge une chose misérable devant une porte
misérable. Une vendeuse de fruits lance sa clameur périodique, mais
paraît curieusement indifférente aux réactions des clients potentiels. Elle
porte un de ces chapeaux de paille tressée, de forme conique, qui
semblent inventés pour les gravures asiatiques.
On dirait que je cherche mon assise, que je tente de vérifier je ne sais
quelle sensation de stabilité profonde, enfouie dans mes os. Etre là sans
lire, sans fumer, sans regarder ma montre, sans fourrager dans mon
nez, sans manger ni boire ni suçoter quelque chose, sans parler, sans
observer le paysage, sans écouter les propos du voisin, sans remuer,
sans me gratter. Perinde ac cadaver, disent les jésuites. Etre sans,
complètement sans. Exister dans la « sinéité ». Rester coi, jeter l’ancre
ici, à l’ombre de ce banian, laisser mes jambes et mes bras s’enfoncer
dans l’humus tiède, m’enraciner comme l’arbre, puiser dans la terre une
vitalité neuve. Rester oisif, silencieux. Tranquille à l’intérieur.
Forcément, une fois de plus, je guette en moi la fameuse circulation
des souffles. Se fait-elle spontanément ou bien dois-je, pour l’activer,
concentrer mon esprit sur les parcours obligés de la respiration
embryonnaire, comme l’indiquent les traités savants ? Nulle envie de me
conformer à des schémas. Je me plais à faire un simple inventaire des
sensations que je peux percevoir en moi, des plus nobles aux plus
sordides. Il s’agit d’inclure, dans ce paysage intérieur, le météorisme de
mes entrailles, mes renvois, mes flatulences, mes faux amis, le
mouvement pendulaire de mon diaphragme, le va-et-vient de la colonne
d’air dans ma trachée, sa dispersion dans mes bronches, l’ankylose de
mes cuisses, les crampes de mes mollets, la congestion de mes
testicules, le poids de mes ischions, la tension de mes muscles dorsaux,
l’écoulement de la salive dans ma bouche, les pulsations de mes artères
dans mes tempes, le frémissement de mes paupières, le souffle du large
dans mes cheveux et dans les poils de mes bras.
Un homme passe, tirant un haquet contre lequel s’appuie une vieille.
Ils progressent lentement, comme des somnambules. Sans broncher,
sans m’émouvoir, sans me demander s’ils m’ont vu ou ce qu’ils pensent
de moi, je les regarde passer, heureux qu’ils puissent, pendant une
dizaine de secondes, profiter de l’ombre formidable de ce banian.
Ficus bengalensis, Ficus indica, Ficus benjamina. Arbre emblème des
brahmanes, consacré à Vishnou et aux divinités des villages. Par
boutures successives, il peut atteindre des tailles gigantesques.
En bougeant, je peux me gratter le dos contre lui. Volupté du grattage.
On dirait que la fée Magu en personne, sainte patronne des grattoirs en
Chine, me passe ses ongles démesurés entre les omoplates. Je ferme
les yeux. Voilà que mon nez s’en mêle et me démange. Un papillon
impertinent ? Ou bien mes sempiternelles croûtes nasales ? Qu’importe,
je ne le toucherai pas, mon nez. Le ci-devant dabizi (Grand nez : appellation
ironique (sans méchanceté) des étrangers en Chine) ne fourragera pas
dans ses narines. Je garderai mes paumes sur mes genoux, dans cette
posture orientale et parfaitement inconfortable, à la turque, à la yakout, à
la tartare, à l’ouzbek, à la kazakh, à la kirghize. Je resterai posé là, sous
ce banian, comme un pacha, comme un chagrin, comme une tulipe,
comme un turban. Posé comme l’oiseau se pose, là où il peut se poser,
c’est-à-dire n’importe où, à l’endroit même où il doit se poser, là où il
sera le mieux connecté à la nature. En accord avec les génies de ce
lieu, je trouverai tout seul, sans l’aide de personne, l’art de m’y lover, la
juste attitude du corps, la juste ouverture de l’esprit, au confluent des
forces terrestres et célestes.
Mes pores s’imprégneront de l’humidité maritime, mes muqueuses
nasales frémiront aux senteurs de l’été, à la poussière de la route, aux
odeurs de benzine, d’urine et d’excréments. Mes yeux entrouverts
verront tout sans regarder, mes oreilles entendront tout sans écouter,
ma langue salivera sans goûter, mes bronches respireront sans
ronchonner, mes muscles s’engourdiront sans tressaillir, mes intestins
onduleront tout leur soûl.
Un certain nombre de Chinois sont convaincus que de rester ainsi,
tranquille à l’intérieur, en communion avec la nature, permet à
l’organisme d’absorber la force du ciel et de la Terre, d’insuffler cette
force à toutes leurs cellules vivantes, de chahuter favorablement le trafic
des hormones, des électrolytes, des neurotransmetteurs, et la circulation
du sucre, des corps gras, des protéines, le travail du foie, de la rate, du
pancréas, des poumons, et du cœur bien sûr, le xin, pièce maîtresse,
organe empereur, siège des sentiments et de la vie. Et pour être à
même de puiser cette énergie, ce qi de la nature, je resterai ouvert en
même temps vers le haut, vers la ramure démesurée du banian, et vers
2 Grand nez : appellation ironique (sans méchanceté) des étrangers en Chine.
le bas, en enfonçant comme lui mes tiges dans la terre, comme un puits
de forage, comme un derrick sous le soleil. Et je me confondrai enfin
avec le monde, totalement, renonçant à toute prétention d’exister par
Comme celui de Pangu, créateur du monde, mon corps se confondra
avec le monde, deviendra le monde, deviendra tout ce qui existe, sans
distinctions imbéciles. Je serai vraiment intelligent. « La grande
intelligence englobe, la petite discrimine », dit Tchouang-tseu. Je
deviendrai un amalgame de bois, de chlorophylle et de latex, comme ce
banian, un tas de métal comme ces camions ou cet autocar, une
condensation de rosée, comme l’humidité de l’air, une flamme comme le
soleil, un monceau de terre comme cet humus pourrissant, un chien
comme ce chien, un canard comme ces canards, un enfant comme
Xiaohong. Je me baguenauderai dans mon pays intérieur, qui se
confondra avec le pays extérieur.
Ça sonne bien, tout ça. Le beau projet. La belle aventure, au gué. Une
halte sur la route de Xiamen, et voilà tout un programme de rapatriement
intérieur. Allons, allons, les choses sont beaucoup plus simples. Ce
banian me donne seulement un instant la sensation que je lui ressemble,
avec ses branches inégales, sa pilosité grisonnante, ses nœuds
tortueux, ses excavations aériennes, sa capacité d’être simplement
planté là, comme ça, pour rien. Ficus religiosa, figuier des pagodes,
arbre magique de l’Asie, dis-moi, lequel de mes ancêtres éloignés se
cache encore en toi et m’enveloppe ainsi dans ses bras ?
Notre chauffeur nous fait signe. Il est l’heure de partir. Je prends
Xiaohong par la main. Zou, zou, zou, zou ! (Zou ! ou : Zouba !
« En route, allons-y ! » Equivalent du « En avant, route ! » de Rimbaud ?)
Extrait de 9×9 : le rendez-vous chinois (Salem, G., Work in progress).
Références : Le combat thérapeutique, Armand Colin