Routine bimestrielle au salon de coiffure. La “figarote” qui s’occupe de ma tignasse est une jeune (et fausse) rousse, au profil orgueilleux. Mes yeux quittent parfois mon journal pour l’observer à la dérobée dans le miroir. Arcade sourcilière accusée, prunelles noires et rapprochées, menton volontaire, gestes énergiques. Beauté sombre du style Almodovar. Son coup de ciseaux a quelque chose de définitif. Pour engager la conversation, un brin provocateur, je le lui fais remarquer que l’angle très droit de son coude est un indice gestuel révélateur de femme forte* – ce qui n’est pas sans me rappeler d’ailleurs le geste castrateur des sunnatdji** de mon enfance. Elle rit, puis hausse les épaules, s’arrête un instant, interloquée. Ça la travaille. Elle finit par admettre qu’iI y a quelque chose de vrai là-dedans.
Comme par hasard, l’article que je suis en train de lire dans le journal fait état d’une femme qui vient de passer devant le tribunal pour coups et blessures administrés à son époux. Une femme frappeuse? Oui, ça existe, ça n’étonne pas vraiment ma coiffeuse. Pendant qu’elle me les coupe (les cheveux), nous parlons de cette affaire troublante, de la violence en général, de celle des femmes en particulier. Elle m’avoue qu’elle-même est sujette à d’irrépressibles accès de colère (ce dont elle souffre par ailleurs) et qu’elle espère parvenir à une meilleure maîtrise de tant d’irascibilité. Je rencontre d’autres femmes en consultation, rongées par cette même tourmente intérieure, dues à nombre de frustrations et à d’indicibles déconvenues.
Puis la conversation prend un tour plus général (et vaguement chinois). La femme est-elle en train d’émarger son antique identité yin pour nous dévoiler ses aspects yang? Rien à voir ici avec les suffragettes ou le Women’s lib: il s’agit d’autre chose, d’une éclosion plus subtile, qui défie tous les clichés. Gare à ne pas confondre la battante avec la batteuse! L’affirmation du moi féminin a pris un tour plus large, plus intelligent, sans tomber dans une imitation imbécile de l’homme, sans différer tellement de lui non plus. Cela lui évitera-t-il forcément de se muer en une virago haletante? Pas toujours, si elle a été elle-même meurtrie, ou qu’elle a des comptes à régler (ni plus, ni moins que ses congénères mâles).
Est-il interdit à une personne de s’indigner, de se fâcher, de se défendre, sous prétexte qu’elle est “fâââme” et qu’elle encourt l’étiquette de mégère, fébosse, chipie, commère ou harpie? Par ailleurs, est-il impossible qu’une personne devienne méchante, odieuse, un authentique tyran domestique, sous le même prétexte qu’elle appartient au sexe soi-disant faible? Dans les deux cas, le raisonnement est captieux. Je pense que la femme nous étonnera longtemps par toute la palette de ses déploiements, sans tourner à la virago pour autant.
Quant à son comportement amoureux, elle le nuance nouvelle manière. Plus hardie sur le plan sexuel, elle pratique volontiers – et le sourire en coin – le pince-fesse aux hommes, et depuis Masters & Johnson, on sait qu’elle a des orgasmes plus violents si elle chevauche ses amants. Faut-il s’en inquiéter? Parler de harcèlement politiquement incorrect? Créer d’urgence le Front de Libération des Hommes? Allons, allons. L’épanouissement du yang de la femme, loin de la dénaturer, nous révèle d’inattendus trésors, une surprenante réserve d’énergie, pour le meilleur, parfois pour le pire – puisque son trop plein ou ses égarements peuvent hélas muer la battante en batteuse.
Ma coiffeuse coupe court (eh oui!) à mes vaticinations: la séance est finie. Nuque et tempes dégagées. Au sol, une masse de tifs épars, pièce à conviction de la délicate soustraction que cette Dalila sympathique vient de me faire subir. Un peu de gel? Non, merci. A tantôt.
* Prof. A. Brodinsky: Elbow signaling by hot temper women. American Journ. Kinesiology, no 2: 17-33, 1993.
** sunnatdji (mot turc): barbier-circonciseur d’Anatolie.
(28.01.97/LNQ)