Les revenants existent, j’en rencontre parfois. Tenez, l’autre jour, ce type avec sa casquette. Venu sans rendez-vous, entré sans sonner. Je le trouve dans le couloir, en train d’inspecter mes livres. Poli, il ôte sa casquette et me salue. « Je n’en ai que pour deux minutes, docteur. » Comme je suis poli aussi (enfin, généralement), je le fais entrer et s’asseoir, lui demande ce qui me vaut le plaisir de cette visite impromptue. « Je tenais à vous remercier de ce que vous aviez fait pour moi autrefois, et à vous dire au-revoir. Je quitte le pays pour m’établir à l’étranger ».
Ah? Délicate attention. Depuis combien de temps ne l’ai-je revu? Trois, quatre ans? J’y suis. Il souffrait de dépression. Je l’avais suivi quelques temps, mais il avait interrompu assez abruptement le traitement et ne m’avait plus fait signe… Et maintenant, cette apparition… Qu’est-ce que cela cache? Serait-il de nouveau déprimé? Mais non, il se porte à merveille. Il voulait juste me saluer. En est-il bien sûr? Il se prend à rire: « Pourquoi tant de pessimisme, docteur? » Et il s’en va comme il est venu, me laissant dans la plus glauque des cogitations.
Les revenants d’un psychiatre n’ont rien de commun – on s’en doutait – avec les lémures, ectoplasmes et autres zombies. Il s’agit ici d’une catégorie de spectres bien vivants, en chair et en os, dont la caractéristique commune est de « revenir » auprès de leur ancien psychiatre. Cecome back répond à des besoins divers. Par exemple, si le revenant « revient », c’est preuve que le traitement n’a pas marché. Ou bien, qu’en dépit de l’amélioration, une rechute n’a pu être évitée. Ou encore que le patient est confronté à une autre souffrance, qui n’a rien à voir avec la précédente (et il préfère s’en remettre à un médecin qui le connait déjà). Ou bien, tout simplement, pour le plaisir de revoir son thérapeute, de l’entendre, de lui donner des nouvelles (comme l’a fait mon gentleman à casquette).
Quelle que soit la raison de ces retours, c’est la question de la dépendance entre thérapeute et patient qui est ici implicitement posée. En principe, quand une psychothérapie s’achève, soignant et soigné se quittent pour de bon, il n’y a plus de raison de se revoir. A moins que le deuil, le fameux deuil ait été « mal fait ». Kéxéxa, direz-vous? C’est l’état de perte d’un être cher, s’accompagnant de détresse, de douleur morale ou d’une réaction dépressive, nécessitant, pour être surmonté, un travail intrapsychique qualifié de « travail de deuil » (Freud). Beaucoup de psychiatres (de tendance analytique) attribuent de la sorte une farouche importance à la façon de se séparer à l’issue d’une psychothérapie. Selon eux, il faut que le patient souffre mille morts au moment de les quitter (alors même que celui-ci s’ennuie peut-être longuement en leur compagnie et n’attend qu’un bon prétexte pour en finir). Dans cette optique, il faut souffrir en se séparant, sinon caca, vilain, deuil mal fait. Et le revenant sera la preuve spectrale de cet échec.
Allons, allons, réfléchissons. Est-il forcément suspect d’être attaché à son thérapeute, d’avoir envie de le revoir (pour s’enquérir de ce qu’il devient, lui raconter où l’on en est)? Cela signifie-t-il nécessairement que le patient est gravement atteint ou que le thérapeute a mal fait son travail? Qu’une dépendance pathologique s’est installée? Rassurons-nous: une telle conviction n’est plus guère partagée que par certains psychiatres, notamment les épigones de Mélanie Klein, cette vieille sorcière (dont le balai sillonne encore nos cieux). Quantité d’autres médecins savent, avec un peu d’expérience, que l’importance du deuil est toute relative lors de l’ultime séparation, que cela n’implique pas fatalement un meurtre rituel. Enfin, qu’un brin de dépendance n’est pas une catastrophe.
Sursum corda! Levons tous, à notre tour, notre casquette en hommage à mon sympathique revenant.
* Mélanie Klein. Le deuil est ses rapports avec les états maniaco-dépressifs (1940).
(24.06.97/LNQ)