Dieu est mort. La nouvelle est toute fraîche. C’est l’aumônier de l’hôpital qui m’a prévenu. Au téléphone, sa voix était étreinte. « Je fais un office demain, tu viens? Nous serons quelques-uns ». Dieu est mort, j’en suis tout remué. Je l’aimais bien, ce Dieu de pacotille, ce Dieu à la manque, ce Dieu fou de l’hôpital des fous. Trois lustres au moins que je le connaissais, c’est même avec lui que j’ai commencé, il y a deux ans, cette chronique*. Il me serrait la main en disant : « Ça baigne, mon gars, je contrôle la situation. » Chaque matin, je le trouvais planté au milieu du hall d’entrée de l’hôpital, dans son immuable posture, debout au coeur de la rosace marquetée du sol, le regard perdu vers de lointains intérieurs. Il savait tout sur l’état du monde. C’était Dieu, incarné en schizophrène (forme paranoïde).
Bon. Il est mort. Ça devait arriver. Il se faisait vieux. Sa poignée de main ne broyait plus mes phalanges avec la même vigueur. Il incarnait le « pilier d’asile », comme on dit. Il totalisait bien trente ans d’internement au bas mot et faisait sérieusement partie des meubles. Soignants, patients et visiteurs s’étaient faits à cette sentinelle herculéenne, postée dans le grand hall, les bras croisés dans le dos. Il mesurait, voyons, dans les deux mètres, avec un thorax aussi large que les steppes de Mongolie. Et une de ces trognes, entre Breughel et Boris Karloff.
Moi, je lui lançais rituellement un « Hey, Number One! » qui le faisait sourire d’aise. D’autres dressaient index et majeur en V, soit-disant à la façon ranger (tout jeune, il avait servi sous la bannière américaine). Il était convaincu de tenir le monde entier en son pouvoir, du rayonnement intergalactique au ruban en gidouille de l’acide désoxyribonucléique, sans oublier l’anticyclone des Açores. « On les aura » disait-il à tout bout de champ – sans préciser. « Les forces sont avec nous. » Quand il était en veine d’inspiration, il ouvrait des yeux de pythie: « Demain matin, il fera beau. Précipitations vers midi. Le soir, massacres bosniaques et avortements à New Delhi (après échographie). »
Notre Dieu d’opérette vient de passer l’arme à gauche. Avec sa mort, j’ai l’impression que se tourne une page de la psychiatrie et de nos sociétés marchandes. Y aura-t-il désormais de la place pour des patients de son acabit à l’hôpital? De tels malades seront-ils même possibles? Rien de moins évident. L’hôpital aujourd’hui se rationalise, devient « fonctionnel » comme toute institution « gérée » comme il faut, de sorte à rentabiliser le coût des soins et à ne plus grever le denier de la santé. La tendance fesse-matthieusarde, de mise aujourd’hui chez nos éminences, veille à ce « trend » obligé et exhorte les médecins à ne plus perdre du temps ou des lits. Au diable les sentiments, c’est de l’efficacité qu’il nous faut.
Mais revenons à notre dernier des Mohicans. Comment dire, il incarnait la poésie du fou, avec cette sorte d’impunité, cette « Narrenfreiheit » qui donne un peu de charme et d’humour à la tragédie schizophrénique. Non seulement nous étions habitués à sa présence, mais il était nécessaire à une certaine image de l’hôpital psychiatrique. Un garant, un gardien des relations poétiques. Miné par la folie, abandonné par sa femme et sa fille, laissé depuis des années aux bons soins de l’hôpital (hormis une soeur qui s’inquiétait régulièrement de lui), il était d’autant plus blessé et démuni qu’imbu de son importance. Et s’il se prenait pour Dieu, personne ne s’avisait plus de le contredire. Tout le monde l’aimait : réceptionnistes, secrétaires, infirmiers, gouvernantes, cuisiniers, ergothérapeutes, médecins ou aumôniers (ces derniers lui rendant grâce avec bonhomie). Et maintenant qu’il n’est plus, à qui mieux mieux d’évoquer telle ou telle anecdote.
Tenez, il y a peu, il croise un de mes collègues dans le couloir.
- Qu’avez-vous, Number One? Vous voilà tout courbé!
- Je souffre de la décapitation du major Davel.
- Quoi? Mais je croyais que votre souffrance, c’était la crucifixion?
- Et alors? Ça vous dérange que je sois Jésus ET le major Davel?
Il maudissait son diabète (maladie forcément diabolique puisqu’elle commence par la même syllabe), refusait les injections d’insuline, vouait ses soignants aux gémonies, menaçait l’humanité d’un nouveau déluge. Il savait devenir violent et répandre la terreur à l’hôpital. On savait que c’était une humeur, une colère, pas de la méchanceté. Il y a quelques années, il s’était épris d’une jeune anorexique et la harcelait d’assiduités inattendues. Epouvantée, elle le fuyait et se protégeait tant bien que mal derrière un rideau d’infirmiers imperturbables, mais peu rassurés. D’un coup d’épaule, il avait enfoncé la porte de la division et y avait pénétré en se boxant le torse, avec la farouche détermination d’un King Kong. Je lui avais intimé énergiquement (ou presque) de m’accompagner en division fermée. D’un oeil rigolard, il m’avait traité de petit morveux. A moment donné, nous en étions venus aux mains, roulant à terre sous les yeux médusés des visiteurs qui arrivaient à cet instant et voyaient là une preuve de plus des navrantes violences asilaires. Une escouade de soignants m’avait finalement prêté main forte et, après quelques seringues calmantes, il s’était amadoué.
Croyez-vous qu’il m’ait gardé rigueur de cette empoignade? Allons donc. Avec le temps, c’était devenu un de nos bons souvenirs, de ceux qui le faisaient rire : « Si je m’étais laissé aller, il ne resterait de vous qu’un tas de poussière. » « Je sais, Old Ranger. Heureusement que vous vous êtes retenu. » C’est une septicémie qui vient de l’emporter. Il s’opposait farouchement à l’amputation de sa jambe gangrenée. Dame, je le comprends. Vous voyez ça, un Dieu unijambiste, debout au milieu de la rosace du grand hall? Il a préféré prendre congé.
Et moi, je me demande quel sera le prochain déguisement de Dieu, s’il revient un jour à l’hôpital psychiatrique.
*LNQ no 1, 24.9.91: « Le premier jour, Dieu était là ».
05.07.1997/LNQ