ll a dix ans et souffre d’un bégaiement grave. La psychologue qui le soigne, impressionnée par la colère cachée dans ce bégaiement, a tenté d’en élucider la raison. D’emblée, il a parlé de ses parents, qui se disputent tous les jours que Dieu fait. Ça le rend malade, mais il n’ose le leur dire. Il est confiné dans un rôle de garçon tranquille, voué à consoler une maman frustrée, certes attentive à lui, mais trop obnibulée par ses tensions conjugales. En outre, l’hostilité de la mère envers le père l’effraie et le musèle, et il vit dans la hantise de voir ce dernier s’en aller pour de bon (chacun des parents s’est trouvé un nouveau partenaire).
Il a déjà connu plusieurs thérapeutes. Tous s’occupaient de lui et non de sa famille. Dame, c’était lui qui avait des symptômes! L’avant-dernière, une psychologue-chef inspirée, nourrie de psychanalyse, sévissant dans le service de pédopsychiatrie d’une localité voisine, a déclaré tout de go à la mère: « Ici, on ne s’occupe pas des relations familiales, mais exclusivement des fantasmes de l’enfant ».* Lassés, les parents ont fini par renoncer à résoudre leur schisme conjugal** (à l’époque, cela leur paraissait encore possible). De fil en aiguille, le gamin a abouti chez sa psychologue actuelle. Celle-ci sait qu’il est capital de tenir compte de l’entourage familial dans une thérapie et ne reste pas obsédée par les seuls fantasmes d’un enfant. Elle m’a demandé de voir les parents avec elle, ce que nous avons fait à quelques reprises, confirmant à l’évidence les effets directs du schisme conjugal sur les troubles élocutoires du fils. Mais il était un peu tard pour intervenir utilement à ce niveau, le divorce émotionnel s’étant enkysté de façon pathologique.
Et si on tentait l’hypnose?*** Nous en parlons au gosse. Il s’en effraie d’abord, finit par accepter. Nous voici à la première séance d’essai. En présence de ma collègue (dont le sourire amusé le rassure), j’interroge notre garçon sur sa vie quotidienne. Peu de copains. A la maison, les engueulades des parents font des repas le pire moment de la journée. Son loisir favori? Jouer à la guerre sur son ordinateur. Canons, kalachs et autres jeux virtuels ingénieux de notre époque. Il ajoute de lui-même: « Je-je-je tu-tu-tu-tue beau-beau-coup-coup. » Ah bon. Quoi d’autre? Un peu de « ba-bas-kekett » à l’école. Et quand il prend la parole en classe, se moque-t-on de lui? Non, les élèves sont gentils, le prof plutôt sympa.
Bon, et s’il nous lisait quelque chose à haute voix? Il ouvre Tintin au Tibet, trébuche sur une phrase prise au hasard, bafouille éperdument. « Yéyéyé-titititi ». Ensuite, je lui demande de regarder fixement un point devant lui et de pincer un peu ses doigts. Docile, il s’éxécute. Je glisse quelques suggestions de détente intérieure, suivies d’une ou deux métaphores (« peut-être peut-il se construire un abri intime et invisible pendant que la guerre continue là-bas, et que ça tue? »). Il y est. Aperçoit-il un ruisseau? Non. Même en se concentrant davantage? Non, si, il le voit. Bon, et qu’est-ce qui coule, au juste? De l’eau. Et comment coule-t-elle, en saccades turbulentes ou de façon fluide et continue? Il se concentre, se concentre. Tiens, oui, de façon fluide. Est-ce encore de l’eau? Non, c’est du lait, un ruisseau de lait. Il me dit ça – et d’autres choses – sans bégayer du tout. A son vif étonnement, le yéti n’évoque plus une chanson des sixties ni l’adversaire de Grosminet. Allons, les ressources sont là, vives, encourageantes. Mais d’où lui viennent-elles?
Ne cherchez plus, lecteurs: de la Voie Lactée, soeur lumineuse des blancs ruisseaux de Chanaan.
* Oui, il existe encore des psychothérapeutes prompts à proférer sans sourciller ce genre d’inepties. Rangeons-les dans le musée des horreurs de la psychothérapie, avec toute la curiosité paléontologique requise.
** Selon une formule de Theodor Lidz, un des pionniers de la thérapie de famille (Univ. de Yale).
***Indication connue pour le bégaiement.
(10.06.97/LNQ)