Conversation avec un exorciste

C’est un ami prêtre et exorciste. Je le connais depuis mon adolescence (enfant de choeur, je servais la messe, mais oui). S’il vient me chercher aujourd’hui, c’est, contrairement à son habitude, non pas pour me demander de venir en aide à quelqu’un, mais pour une choucroute au bistro du coin. Il ne mange poirtant que du bout des lèvres. « Tu sais bien que je n’ai jamais eu beaucoup d’appétit ». Ses cheveux ont blanchi. Il a les gestes précautionneux d’un chat. Le visage est resté jeune, le regard clair, plein d’humour.

« Alors, ces exorcismes? »

Il pouffe. « Entre nous soit dit, je n’en fais presque jamais! » Pourtant, les appels ne manquent pas, ils vont même croissant. Les demandes pleuvent de partout. Il y voit – entre autres – un effet pervers des sectes, pourvoyeuses d’occultisme, de messes noires et de bien d’autres fariboles sataniques. Triomphe de la superstition et des croyances frustes. Vies antérieures et anges gardiens. Façon comme une autre de rêver, dans une ambiance high tech et ploutocrate, où zen rime avec yen. « On cherche le diable dans l’invisible, dans les rituels aberrants et le folklore fluo. Alors qu’il est partout dans le visible, dans l’égoïsme, la solitude, la violence, les drogues, l’amour factice. »

La solitude. Je lui confie qu’à moi aussi, elle me dépêche bien des patients. Tellement intolérable, tellement perfide dans le simulacre de « communication » dont on se gave, qu’elle rend les gens fous, perclus, accrochés à leur modem, leur portable, leur répondeur, leur pager, leur télécommande. Il réfléchit, me donne raison, ajoute que, du reste, être possédé, c’est une façon comme une autre d’avoir de la compagnie tout en devenant paradoxalement hermétique, incommunicable. Le mot « diable » ne signifie-t-il pas diviser (à l’inverse du mot « symbole »)? « Je suis certain que tu dois le constater aussi, beaucoup de gens sont en train de perdre leur sentiment d’exister, leur simple qualité d’être. Comme s’ils demandaient à tout bout de champ à la cantonade: « y a quelqu’un? »

L’autre jour, à un homme qui le suppliait de l’exorciser, il rétorquait: « Vous êtes donc le démon ». Et comme l’autre renâclait: « Mais si, puisque possédé, vous n’êtes forcément plus à vous, donc vous n’êtes plus vous… Et vous voulez que je vous considère comme pas vous? Pas question ». Il rit. Dans ses yeux, un éclair de malice. « Tu sais, j’ai jeté aux orties tout ce que l’on ma appris en théologie. Et je me suis mis à réapprendre, autrement. C’est d’abord une histoire d’amour, tout ça. Une question d’éthique élémentaire. Je est un Autre, comme disait l’Abbé Zundel en paraphrasant Rimbaud sur un mode mystique. »

Le plus clair du temps, ses interventions d’exorciste se résument à un peu d’écoute. Les gens vont vite mieux. Finis, les relents de souffre. Loin, les cornes, boucs et autres queues fourchues. Il accepte un autre verre de vin, chipote dans son assiette. « Tu sais, je les déçois toujours, ceux qui me réclament un exorcisme. » Pause. Il entame frileusement la saucisse. « Et je suis bien content, tiens, de les décevoir! » Soudain, les sourcils levés, il me demande à brûle-pourpoint : « Et toi, tu y crois au diable? » Je lui avoue que je ne sais pas si j’ai vraiment LA foi, mais qu’en tout cas, lorsqu’on me parle du diable, ça me fout un peu LES foies.

Il s’empare du flacon, m’en verse les dernières gouttes. « Tu sais pourquoi on dit « les amours » de la bouteille? Parce que c’est près du cul! » Ce genre de blagues peu ecclésiastiques (qu’il appelle des « histoires cochonnes »), il les a apprises lorsqu’il était aumônier des prisons. En le voyant arriver, les taulards – qui l’avaient vite adopté – s’exclamaient : « Vingt-deux, v’là le diable! » Après quoi, ils entonnaient invariablement la même antienne: « Allez où y a, allez pas où y a pas! »

Bon, suffit de se gondoler. Un dernier ristrette, et l’on s’en retourne, lui à ses possédés, moi à mes patients. Le diable n’a plus qu’à bien se tenir aujourd’hui.

(10.12.96/LNQ)