Paradoxe: plus nos moyens de communication sont développés, moins l’on communique. D’un côté, tout nous incite à nous exprimer. C’est dans l’air du temps. Libérez-vous de vos liens, extériorisez-vous, n’ayez plus honte de vos idées et de vos sentiments, soyez spontanés, soyez individualistes, pensez à vous, à votre épanouissement personnel. D’un autre côté, le small talk l’emporte largement. Beaucoup de gens restent prisonniers d’une détresse muette, de non-dits sournois. Tout nous invite à communiquer clairement, de préférence avec un sourire lumineux et un regard séronégatif, mais les gens se sentent de plus en plus seuls. Le monde a beau leur apparaître, dans le sillage de l’oncle Sam, désormais simple, pragmatique, et « global » à souhait, les salles d’attente des psychiatres ne désemplissent pas. Ceux-ci seraient-ils les derniers humanoïdes préparés à entendre l’indicible? Comment s’y prennent-ils?
Il est vrai qu’un psychiatre ne se borne pas à écouter les propos de ses patients, même si la parole reste l’outil de base, le support familier et commode du dialogue. Dis-moi ce que tu ressens, trouve les mots pour le dire, ose les dire, et tu iras mieux (un peu). Ce principe convient en général à la plupart des gens (dame, avec la solitude qu’on se trimbale!). Mais comment exprimer certaines horreurs indescriptibles? Certains dilemmes ineffables? Ce vide effrayant, juste là, au milieu de la poitrine? Comment raconter l’irracontable, dire l’indicible? Parfois, il est là, l’indicible, dans un sanglot, un regard fuyant, un bégaiement, un soupir, un haussement d’épaules, un spasme de la paupière. L’expérience vécue est au bord des lèvres, mais on ne trouve pas les mots, ou pas ceux qu’il faudrait, ou pas encore. C’est l’instant où se vérifie l’art du psychiatre, le point sur lequel s’exerce sa maïeutique spécifique. Le voici prêt à « entendre des mots que vous croirez muets ».
Un tel bégaie chaque fois qu’il évoque son père. Une telle se met à zézayer quand elle retrouve son petit « zule ». Telle mère balbutie des suppliques contradictoires à son fils héroïnomane. Tel frère devient régulièrement volubile au cinquième whisky. Dans le face à face décisif s’engage un dialogue plus subtil que celui des mots, constitué de signaux particuliers. Par exemple, ceux de la lignée « paraverbale »: murmures, vocalises, variations de timbre ou de tonalité de la voix, grognements, aphonie hystérique et autres chats dans la gorge. Chacun de ces signaux s’inscrit dans une chaîne sémantique à plusieurs niveaux. Au professionnel de les décoder correctement.
Une autre catégorie tout aussi significative réunit gestes, mimiques, postures, rythmes, etc. C’est le canal « non verbal » ou « kinesthésique ». Telle épouse infidèle se trahit par une façon particulière de croiser ses jambes (en les enroulant l’une autour de l’autre). Tel collègue de travail se met à tousser chaque fois qu’il dit « parole d’honneur ». Telle poignée de main chaleureuse contraste singulièrement avec le regard glacial qui la ponctue. Ces ambiguïtés ont été largement étudiées et font l’objet de passionnantes recherches aujourd’hui (par exemple sur la détection du mensonge).
Les mots ne sont donc pas seuls à disposer d’une grammaire. Des règles inconscientes président aux comportements non verbaux. Cette réflexion sera prochainement approfondie lors d’une conférence du Père Larre, de l’Institut Ricci de Paris, jésuite et sinologue de renommée internationale. Après quoi, en compagnie d’une jeune valaisanne, spécialiste de la communication avec les sourds-aveugles, Françoise Gay-Truffer, présidente de l’ARSA*, il animera un séminaire pratique sur ces mêmes questions.**
* Association Suisse-Romande pour les Sourds-Aveugles.
**Conférence: « Le ton de sa voix, pas ce qu’il dit », 18 avril, 20h15 (Pully). Séminaire: 19 avril, 9h à 17h (Morges). Ouvert à tous. Renseignements: Fondation Ling, Lausanne (021-312.09.51).
(08.04.97/LNQ)