Violences familiales

Un homme tue son frère et sa belle-soeur et finit par se suicider. Un fils tue ses parents puis se dénonce et se constitue prisonnier. Un mari assassine sa femme est ses enfants avant de s’occire lui-même. Une mère trucide ses enfants et passe le reste de sa vie dans les hôpitaux psychiatriques. Et cetera. Les variantes du meurtre intrafamilial sont nombreuses. Les journalistes, le public font des gorges chaudes: « Encore un drame familial ». On frémit, on s’étonne, on s’interroge, on s’indigne, on en parle autour de soi, on guette les explications possibles. On dirait que les violences familiales choquent plus que d’autres formes de violence. Est-ce une question de fréquence? Sommes-nous trop habitués par la télé à voir les gens s’entretuer pour ne plus réserver notre capacité d’indignation et d’horreur qu’aux violences familiales?


Pour les psychiatres, les raisons de tels agissements sont décelables dans les troubles mentaux du meurtrier. Raptus psychotique, crise crépusculaire, comportement psychopathique grave, dépression majeure, etc. Le DSM-III fourmille en étiquettes permettant de définir ce type de problème par un diagnostic. Mais beaucoup de praticiens ne se contentent plus de circonscrire le problème à un seul individu. Ils évaluent les interactions entre ce sujet et sa famille, explorent les raisons cachées qui dépendent aussi de l’entourage familial (y compris des victimes elles-mêmes). Ils reconstituent l’histoire de cette famille en tenant compte aussi des membres apparemment moins impliqués dans le drame actuel, pour tenter d’établir une genèse du problème.


On sait bien, par exemple, que les parents des enfants battus ont souvent eux-mêmes été battus par leurs propres parents et préparés à se comporter de la même façon avec leur progéniture. L’inceste aussi n’est souvent que l’aboutissement d’une histoire commencée dans la ou les générations d’avant. D’autres protagonistes ont préparé le terrain. Ainsi, quand quelqu’un extermine ses enfants, sa fratrie ou ses parents, dans bien des cas ce comportement fou a « grondé » dans le volcan familial avant d’exploser dans l’éruption actuelle. Chaque famille cache son propre tribunal, invisible huit-clos aux sentences parfois très dures. Quand la mesure devient comble, quand le seuil de l’injustice tolérable est franchi, les réglements de comptes familiaux ne se résument pas seulement à des disputes, des rivalités ouvertes, des rejets mutuels, des abandons en série, des ruptures définitives. Ils se cristallisent en maladies physiques ou mentales, et dans quelques cas – heureusement plus rares – ils font couler le sang. Suicides ou homicides, parfois les deux en même temps.


Cette justice familiale n’est pas toujours aisément intelligible de l’extérieur, ni même de l’intérieur (les survivants ont souvent un air égaré et douloureux, accablés par une tragédie qui leur tombe dessus, comme envoyée par le destin). Ceux qui ont tué s’étaient sentis un instant comme habilités à faire couler le sang, d’une façon folle et aveugle. Dans la plupart des cas, ils se font justice à leur tour, ou bien ils adoptent une attitude étrangement calme, comme saturée de désespoir. Passions, rancoeurs, ressentiments, culpabilité, honte, haine, vengeance alimentent cette légitimité destructive, comme l’appelle Boszormenyi-Nagy*. Elle est présente, jusqu’à un certain point, en chacun de nous et pourrait expliquer pourquoi nous sommes parfois capables du pire alors qu’on nous reconnaissait une nature aimable et pacifique.


Nos mythes, nos croyances, nos traditions portent aussi la mémoire de tels agissements. Abel est assassiné par Caïn. Médée tue ses enfants. Oedipe tue son père, épouse sa mère et ses propres fils s’entretuent. Le germe de la violence familiale est déjà présent dans notre patrimoine mental. Avant de juger tel meurtrier, réfléchissons un peu, ne nous bornons pas à un simple diagnostic. Examinons de quelle façon éviter ces scenarios dramatiques, de quelle façon mettre en place de nouvelles stratégies de prévention, en étant plus attentifs aux familles à risque et aux personnes exposées. Comment est-il possible de favoriser une communication plus vraie, plus pleine au sein de la famille, et d’améliorer la qualité des relations entre la famille et son milieu culturel et social? Trop de familles sont verrouillées dans le silence et l’indifférence, au sein du vacarme technologique et urbain.


On aurait beau jeu d’imputer à tel individu malade, ou à la famille en tant que telle, les causes de la violence. Comme dans les cercles de Dante, un autre cercle, plus extérieur, est celui des pressions historiques et sociales. Quelle place notre société donne-t-elle à des relations familiales normales? De telles relations sont-elles possibles dans un monde où culminent le rythme abrutissant du travail, la course à l’aisance matérielle, l’esprit de rentabilité, le mépris des valeurs simples, la mentalité de gagneur, la honte ou l’angoisse du chômage? Sans oublier le matraquage quotidien d’une pub qui glorifie l’individu au détriment du groupe, qui fait du succès, de la beauté, du sexe et de l’argent les critères d’une vie réussie. Et que dire du spectacle complaisant de la violence (songez à tous ces justiciers lâchés dans la ville avec leurs gros calibres). Et pourquoi, grands dieux, pasteurs et prêtres sont-ils de nos jours remplacés par les animateurs de la Sainte Eglise cathodique, qui nous concoctent de juteux reality shows – navrants reflets de notre misère morale?


* I. Boszormenyi-Nagy & B. Krasner. Between give and take. A clinical guide to contextual therapy. Brunner & Mazel, NY, 1986.

(02.03.93/LNQ)