Rendez-vous nocturne

Une femme vient me raconter son rêve. C’est un de ces rêves répétitifs, qui qui lui revient de temps en temps, avec un scenario à peu près constant. Elle rêve que sa fille de douze ans meurt devant elle, et qu’elle-même reste impuissante. Tantôt sa fille se noie, et elle assiste à cette noyade, immobile au bord de l’eau, sans faire un geste pour la sauver. Tantôt sa fille est assaillie par des voyous dans la rue, et elle, au lieu d’intervenir, se cache pour ne pas subir de sévices à son tour. Ce thème itératif la culpabilise, la tourmente. Une sorte de rendez-vous dramatique dans la nuit. Elle s’éveille en larmes, n’ose plus se rendormir. « J’adore ma fille, je ne comprends pas pourquoi je fais des rêves pareils. Est-ce que c’est prémonitoire? Suis-je une mauvaise mère? »

Elle n’ose en parler à ses proches, elle a honte de ce rêve. Une fois, elle a pu se confier à une amie qui lui a dit que les rêves n’avaient aucune signification et que ça passerait. Ça n’a pas passé. Une autre amie a paru plus impressionnée. Subodorant un message du destin, elle lui a donné l’adresse d’un voyant, « spécialiste des vies antérieures », qui l’a d’abord terrifiée, puis agacée. Le rêve, lui, revenait imperturbablement. Elle s’est décidée à consulter un psychiatre.


Je l’écoute, je prends quelques notes, je l’observe du coin de l’oeil. Elégance discrète, tailleur gris souris, coiffure soignée, gestes mesurés, quarantaine un peu inquiète. Elle dit bien s’entendre avec sa fille, comme avec son fils cadet d’ailleurs. Les deux enfants se portent on ne peut mieux. Son mari est gentil, elle en est toujours amoureuse et les choses ne vont pas trop mal. C’est également un père attentif et aimant, et sa fille l’adore.

Bon, bon. Quoi encore? Elle parle vite, par rafales nerveuses. Parfois j’ai peine à la comprendre et je dois lui demander de répéter une phrase, un mot. Je sens bien qu’elle aussi guette mes réactions. Vais-je prendre un air rassurant et démystificateur? Vais-je rouler des yeux catastrophés? Elle attend un verdict. Or, que je banalise son rêve ou que je le dramatise, elle sera déçue, je le sens. Je ne me prononce donc pas. Impénétrable, je lui fixe un autre rendez-vous.


Entretemps, je réfléchis à ce que je pourrai lui répondre si elle me demande la signification de ce rêve. Me revoilà oniromancien! On n’y coupe pas. Tout le monde rêve, et beaucoup de gens veulent comprendre leurs rêves. Certains sujets, très rationnels, ou très frustes, ou les deux à la fois, prétendent ne jamais rêver. En réalité, ils ne se souviennent pas de leurs rêves. Les alexithymiques en sont un exemple*. Dans un tout autre style, les schizophrènes, eux, font curieusement des rêves très banals. Comme si leur esprit n’était déjà que trop chargé d’étrangeté à l’état de veille pour s’infliger des scenarios bizarres pendant le sommeil.


Le rêve est manifestement indispensable à notre régulation biologique. Empêchez quelqu’un de rêver, il deviendra fou, cela a été démontré expérimentalement**. Quant à l’oniromancie, elle existe depuis toujours, et dans toutes les civilisations. Mais si les clefs des songes se vendent bien à toutes les époques, les systèmes d’interprétations sont rarement identiques. Les Chinois disent qu’au moment du rêve, l’âme quitte le dormeur pour se baguenauder ailleurs. Chez les Senoi, au centre de la Malaisie, on raconte ses rêves en famille le matin, on se donne conseil sur les combats à livrer ou les amitiés à gagner au prochain songe. Pour les Bantous du Kasaï, certains rêves sont rapportés par les âmes qui se séparent du corps pendant le sommeil et vont bavarder avec celles des défunts. Dans l’Egypte ancienne, la valeur prémonitoire des rêves ne faisait pas de doute. Les onirocrites (scribes sacrés) élaboraient leurs interprétations selon des grilles précises. La Bible, elle aussi, met en scène cette forme d’oracle: souvenez-vous de l’échelle de Jacob, ou de l’analyse prophétique de Joseph auprès du Pharaon. En même temps, l’Ecclesiaste nous met en garde vis-à-vis des rêves: « Autant saisir une ombre ou atteindre le vent ». Allez vous y retrouver dans tout ça.


Notez que les psychiatres ne sont pas plus avancés: plusieurs courants de pensée se disputent la signification des rêves. Freud a fait du rêve la voie royale de la pychanalyse, l’accès privilégié à l’inconscient, ce formidable réservoir de désirs inavouables et refoulés, de préférence sexuels, qui s’avancent en rangs serrés et condensés, censurés et masqués, dans notre activité onirique. Jung, qui ratissait plus large, définissait le rêve comme une sorte de théâtre où le rêveur est « à la fois l’acteur, la scène, le souffleur, le régisseur, l’auteur, le public, le critique ». Le plus amusant dans tout ça, c’est que les analysés rêvent dans un style freudien ou jungien selon l’appartenance (j’allais dire l’église) de leur analyste. Rêve-t-on, entre autres, pour faire plaisir à son psy? C’est peut-être Roger Caillois qui a la plus juste attitude en la matière: les rêves n’auraient aucune interprétation fiable, la mémoire étant toujours un arrangement falsifié des faits réels ou imaginaires***.


Avec tout ça, j’oubliais ma patiente. Je la revois régulièrement. Depuis que nous avons constaté, elle et moi, que la survenue de son rêve coïncidait avec le moment où sa fille avait ses premières règles, elle ne rêve plus de sa mort. Elle ne me parle même plus de sa fille, elle parle d’elle-même, de sa propre adolescence mal vécue, ou pas vécue du tout, avec laquelle elle avait ce rendez-vous nocturne. Elle exprime le désir de la vivre aujourd’hui – comme à retardement. Elle troque maintenant son tailleur gris-souris contre une minijupe un peu agressive ou un jeans troué aux genoux. Elle met des pulls lâches et amples, et agite beaucoup les mains en parlant.


* type de personnalité incapable d’exprimer verbalement les émotions.

**sous contrôle électro-encéphalographique.

***R. Caillois: L’incertitude qui vient des rêves, Gallimard, Paris.

(16.03.93/LNQ)