Depuis toujours, cet homme aime les livres. Issu d’un milieu de lettrés, devenu professeur, il me confie que dès sa première enfance, il a peine à s’affirmer dans les relations humaines et fait une grande consommation de livres. Ce sont les livres qui l’ont aidé à grandir, et il bénit encore Cai Lun, eunuque de la cour des Han, d’avoir inventé le papier en l’an 105. Les livres sont ses seules fréquentations réconfortantes, ses seuls amis dignes de ce nom. Il m’en prête l’un ou l’autre au fil de la psychothérapie, pour que je saisisse mieux ce qu’il tente d’exprimer à propos de ses désespoirs périodiques, de sa solitude, des consolations que lui apportent les poèmes d’Apollinaire ou de Pessoa.
Depuis toujours, cette femme aime les livres. Amours coupables, au début. Adolescente, elle lisait en cachette, cette occupation ayant le don d’exaspérer son père. Il la vitupérait chaque fois qu’il la trouvait avec un livre ouvert, lui rappelant qu’elle ferait mieux de ranger sa chambre ou de repasser le linge. Non seulement il n’y avait pas de livres à la maison, mais elle n’en a jamais reçu de ses parents. Une sorte de méfiance superstitieuse les dissuadait de faire ce genre de cadeau extravagant. Aujourd’hui, elle travaille dans une maison d’éditions, publie ses propres oeuvres et lit chaque matin du Montaigne à son mari après lui avoir massé le dos (égards qui, espérons-le, finiront par édifier cet autre philistin de sa vie).
Comme je l’ai dit, il advient qu’au fil d’une thérapie, des patients me prêtent ou m’offrent des livres. L’inverse se produit aussi. Curieuse forme de partage. Comment l’interpréter? Complicité névrotique et contre-transférentielle, ou à-côtés utiles de la communication thérapeutique? S’il s’agissait là de bibliomanie caractérisée, j’en suis en ce cas affligé autant qu’eux. Tare d’ailleurs atavique et affectant mes proches. Ma fille harcèle sans vergogne ses camarades avec je ne sais quels passages de « L’Automne à Pékin ». Mon fils s’imprègne inlassablement du Livre des livres, entre deux enquêtes échevelées de Fleck (polars qu’il m’a subtilisés avec un sans-gêne révoltant). Mon frère et ma soeur écrivent leurs propres livres pendant que ma mère lit et relit « Terre des Hommes ». Quant à mon con cousin, il lit à haute voix à son amie, ces derniers soirs, au lit, maints passages drôlatiques de Milton Erickson. Et puis, il aime les bibliothèques: elles seraient propices aux relations humaines, « voire sexuelles », ajoute-t-il, pensif.
Donc, depuis toujours, moi aussi j’aime les livres. Mon cabinet en est envahi, ils s’amoncellent dans les rayons de ma bibliothèque, par terre, contre les murs, le long de la porte du bureau, etc. Ce désordre m’accable et me plaît tour à tour, mes patients s’en amusent ou me plaignent. A la maison, c’est pire: les livres occupent obstinément le terrain. A mon chevet, une soixantaine d’ouvrages, au bas mot, empilés n’importe comment (au désespoir de la femme de ménage). Aux toilettes, une anthologie poétique et, bien entendu, quelques numéros du « Périphériscope »* (dont la devise, « Nil Aequalis Impar », inspire judicieusement l’occupant des lieux).
Mais assez de tous ces livres! direz-vous. Tout cela a-t-il une place légitime dans l’interaction thérapeutique? Un livre a-t-il l’ombre d’un effet sur la santé mentale? Je suis porté à le croire, ne serait-ce que pour résister à l’ »inéluctable modalité du visible » (Joyce), au joug de l’audiovisuel, au ramollissement télémaniaque du cerveau, à la lèpre sournoise des magazines illustrés. Ou, plus simplement, pour retrouver l’art de se taire, de méditer, de voyager dans une histoire ou dans la pensée d’un autre. Pour laisser se friser les lobes cérébraux et se multiplier les synapses. Y aurait-il donc une « bibliothérapie »? Pourquoi pas? Hygiène du sens critique, turn-over des idées, prophylaxie de la bêtise. En outre, et ce n’est pas une mince affaire, les livres servent souvent deux desseins diamétralement opposés (et complémentaires): explorer le non-moi, retrouver le vrai moi. Une noble démonstration en est faite dans nos cités de plus en plus métissées (comme toute cité aujoud’hui), par la bibliothèque interculturelle. Cette très intelligente association propose le prêt gratuit de livres en albanais, allemand, anglais, arabe, chinois, espagnol, français, italien, persan, portugais, serbo-croate, tamoul, turc et quelque 90 autres langues et livres bilingues**. Pour sortir du ghetto, restaurer le lien avec ceux qui ne nous ressemblent pas, ou pour retrouver le chemin de nos racines.
Les livres sont non seulement de bons compagnons, mais – souvent – de très fiables intermédiaires. N’oublions donc pas de prier le poète et bibliothécaire aveugle, saint patron des livres vrais ou fictifs. Qu’importe son vrai nom, de Homère à Borges, il ré-invente ses hypostases.
* Publication bimestrielle du CRP’, 1580 Oleyres.
**GLOBLIVRES, Bibliothèque Interculturelle, 1020 Renens (tél. 021-635.02.36).
(17.01.95/LNQ)