Quand il m’arrive de boire plus que de raison, je ne manque pas, le lendemain, de me demander, non sans quelque repentir, si je ne souffre pas, moi aussi, comme quelques-uns de mes patients, de cette maladie honteuse qu’on appelle l’alcoolisme. Inquiet, je m’examine dans la glace: conjonctives nettes, sclérotiques itou, pas de couperose aux joues ni de rhinophyme*. Ouf. Ma vue reste assez bonne pour un myope et je distingue toujours le vert du rouge. Pas de névrite rétrobulbaire. Mes dents ne se déchaussent pas, ma langue reste convenablement papillée. Bon, mais la peau, les ongles, les mains? Rien, pas de naevi stellaires, pas de tremblements, pas de Dupuytren**. Le foie, sapristi, le foie! Je me le palpe, me le percute, couché sur le dos (essayez et vous verrez). Non, a priori, pas d’agrandissement. Juste Ciel, et la polynévrite! Je me remets debout: pas d’astasie-abasie***, pas de troubles de coordination. Allons, le cervelet semble encore intact. Mais la sensibilité? Les réflexes? Je tiraille quelques poils aux jambes, aïe, bien. Je heurte rotules et chevilles, ça répond, bravo. Je pince énergiquement mes tendons d’Achille, nul cri – avec ou sans accent – ne s’échappe de ma gorge****. A la bonne heure.
Vraiment? Ne serais-je pas trop complaisant avec moi-même? N’ai-je pas fermé les yeux sur tel signe, banalisé tel symptôme pathognomonique*****? N’ai-je pas bagatellisé mon cas, signe préoccupant d’un jugement émoussé, comme c’est le cas de bien des alcooliques au bord du Korsakov? Du coup, je pense à un de mes patients, qui arrivait parfois ivre à ma consultation, titubant et rigolard, jurant ses grands dieux qu’il s’était contenté comme d’habitude de boire « son verre de rouge à midi ». Mauvaise foi? déni pathologique? mensonge autogoal? perte du sens autocritique et fabulation liée aux dégâts cérébraux? Un peu tout ça. Plus tard, il me confia qu’il lui arrivait de boire quelques verres peu avant la consultation, pour se donner du coeur au ventre et être prêt à affronter son problème d’alcool sans craindre mon jugement ou mon mépris (chose qu’il avait ressentie chez quelques médecins et autres soignants). Ceci m’incita à revoir ma propre attitude et à réinsuffler un peu de confiance et de détente dans nos rapports. Qui étais-je donc, pour traiter autrui d’alcoolique? Ne devais-je pas d’abord balayer devant ma porte? N’étais-je pas exposé comme chacun et chacune à ce risque?
Et me revoilà en train de passer au peigne fin, cette fois ma conscience. Allons, allons, n’as-tu pas de bonnes raisons, toi aussi, de t’estourbir, de fuir les épreuves de chaque jour, de noyer je ne sais quelle culpabilité ou quelle tristesse sous quelques giclées de C2H5OH? De quel amour blessé, dans la ménagerie infâme de tes vices, de quel ennui profond cherches-tu à t’évader en t’enivrant de vin – et non de poésie ou de vertu? Et quelles bonnes excuses psychologiques ou intellectuelles es-tu prêt à trouver pour te donner le droit d’être schlass? Comme cet autre patient qui t’a bassiné pendant quelques mois avec ses angoisses existentielles, sa fin de droit au chômage, sa mégère d’épouse, sans reconnaître qu’avant toute chose, il adorait boire pour boire. N’es-tu pas, toi aussi, capable de masquer ton plaisir sous de nobles et imparables prétextes? Tiens, voilà une rhétorique qui sonne un peu comme celle des Alcooliques Anonymes, et qui me rappelle encore un autre patient, qui fut le premier à me faire vraiment comprendre la remarquable efficacité et l’humanité profonde de cette association.
« Je suis un alcoolique grave », disait-il. Il n’avait plus lampé une goutte d’alcool depuis dix ans. « Vous voulez dire que vous étiez alcoolique? » « Non, non, je suis alcoolique. Et ce n’est pas fini. » Il avait bu pendant des années, jusqu’à ce qu’une épilepsie nocturne lui fasse le choc nécessaire pour se ressaisir. Aux A.A., il a rencontré d’autres êtres qui abandonnaient l’alcool en partageant courageusement cette expérience paradoxale – finement analysée par l’anthropologue Bateson – qui implique d’admettre que la bouteille est la plus forte pour parvenir à la vaincre.
Donc, d’un côté, un soûlographe qui nie sa beuverie réelle, de l’autre un tempérant qui s’accuse de la sienne, immanente ou imminente. Curieuse échelle, d’une contradiction à l’autre. Curieuse symétrie en miroir. Voilà qui ne facilite guère un examen de conscience (le mien, le vôtre).
* sorte de boursouflement du nez, aux nuances violacées peu ragoûtantes.
** rétraction de l’aponévrose palmaire, avec flexion progressive et irréductibe des doigts.
*** troubles de la marche et de l’équilibre.
**** le « cri du Vaudois » est un autre signe clinique de la polynévrite alcoolique. Sans mentir.
***** mot n’ayant aucun rapport, même étymologique, avec le nanisme ou les petits génies cousins des sylphes, des fées et des ondins. En médecine, cet adjectif signifie d’un symptôme qu’il est spécifique d’une maladie.
G. Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome I, Seuil, Paris, 1977.
(28.02.95/LNQ)