A menteur, menteur et demi

Détention à perpétuité. C’est la peine qu’un tribunal vient d’infliger à un homme pour avoir tué ses parents, sa femme, ses enfants, après les avoir mystifiés pendant des années. Aussi étonnant que celui puisse paraître, pendant près de vingt ans, il leur avait fait croire qu’il était médecin dans une organisation internationale. Un jour, sur le point d’être démasqué, il passe à l’acte et exécute méthodiquement toute sa famille. Saisie d’effroi, l’opinion publique se jette sur la presse, qui se jette sur ce fait divers impressionnant. On se récrie, on frémit d’horreur, pendant que notre homme, derrière ses barreaux, peut désormais comparer calmement cette forme d’incarcération à l’autre – celle de son long mensonge. Le plaindre? Le blâmer? Quelle est la juste attitude? Le comprendre? S’identifier un instant à lui… Horreur! Vous déraisonnez, mon cher.

Et pourtant, je mens, tu mens, il (ou elle) ment. Mentir, si j’en crois mon dictionnaire, c’est falsifier délibérément la vérité. Or, n’en déplaise aux croquantes et aux croquants, à tous les gens bien intentionnés, nul n’est indemne de cette forme si courante de communication. Oui Madame, oui Monsieur, nous mentons, vous mentez, ils (ou elles) mentent. Admettez-le une fois pour toutes, et cochon qui s’en dédit. Du mini-bobard à l’odieuse imposture, la palette est vaste. Il y a le mensonge “comme ça”, le mensonge pour rien, juste pour vérifier que l’on est capable de cacher quelque chose, de sécréter un peu d’opacité. Ou le mensonge défensif, dissimulant le méfait honteux, la navrante misère. Le mensonge d’amour-propre, le mensonge vantard, pour se faire valoir, pour plaire, séduire. Par ici les Tartarin, les Don Juan. Ou plus perfide encore: le mensonge cynique, de pure immoralité. Par là les Valmont, les de Merteuil.

Beaucoup plus ordinaires sont les mensonges socialement admis, ceux qui “vont de soi” et tissent la trame nécessaire (et maussade) des relations puliques, de la politesse la plus froide à l’hypocrisie la plus gluante. Ce sont là mensonges qui ne choquent même plus, puisqu’on doit bien les tolérer. Par exemple – en vrac – lorsqu’un directeur de banque se gargarise d’éthique, lorsqu’un assureur profère le mot “confiance”, lorsqu’un politicien vous promet moins de chômage, moins d’impôts, plus d’équité. Lorsqu’un promoteur immobilier parle de qualité de vie, lorsqu’un avocat vous convainc qu’il vous est indispensable, lorsqu’un journaliste se targue de ne jamais désinformer, lorsqu’un médecin se prétend sain de corps, un psychiatre sain d’esprit, un arracheur de dents bon marché.

La confrérie des psychiatres est familière de la menterie en tous genres. Cela va de l’inventivité naïve de l’enfant à la duperie perverse du pédophile, en passant par les cachotteries adultérines, les mensonges par omission, les pieux mensonges, le boniment mythomaniaque ou les confabulations korsakoviennes. Sans oublier, bien entendu, tous ces faux secrets de famille, petits et grands, autour d’une filiation douteuse, d’un deuil caché, d’un inceste au long cours, d’une homosexualité niée, de je ne sais quelle maladie “honteuse” comme le sida, la schirophrénie, l’épilepsie, ou même la dyslexie galopante (je connais des mères qui baissent la voix lorsqu’elle vous disent que leur enfant est dyslexique). Tous les psychothérapeutes ont entendu souvent cette phrase: “C’est la première fois que j’avoue ça à quelqu’un”. Ou cette autre: “J’en ai assez de me mentir à moi-même.”

Mentir à autrui, à force, conduit parfois à se mentir à soi-même. Le mythomane est précisément quelqu’un qui finit par croire à l’histoire qu’il s’est forgée de toutes pièces. Sa vie devient un théâtre d’ombres, et lorsqu’un signal donné vient mettre fin au spectacle, c’est la catastrophe: le faux moi se déglingue comme un tas de falbalas tristes, il faut prendre congé, disparaître – ou alors, folie sans nom, kidnapper le public à la fin de la représentation, lui interdire l’accès à la vérité.

Comment? Dame! Lisez plus haut.

(09.07.96/LNQ)