Treize ans et des poussières, mèches en bataille, jeans soigneusement fendus aux genoux. Au dessus du nez effronté, le regard est fuyant. Evidemment, il se méfie un peu de moi. Ce n’est pas de son propre chef qu’il est ici, mais sur l’insistance des adultes (parents, enseignants, autres autorités plus ou moins inquiètes). Ses réponses sont prudentes, évasives, presque monosyllabiques. Sorte de Gavroche sans gouaille. Je sens que si la conversation se poursuit de cette manière, rien ne va se passer entre nous. Il ne se confiera jamais, je ne saurai rien de ce qu’il ressent, je ne mesurerai pas l’ampleur des dégâts perpétrés par son abuseur. Voyons, que dois-je changer dans mon comportement pour le mettre en confiance?
Une sorte d’instinct me fait sentir que nous sommes trop immobiles dans nos fauteuils. C’est trop conventionnel, trop figé, trop inquiétant. Bougeons, que diable. Sans cesser de lui poser des questions, je me lève, m’étire, me tapote les lombes, fais quelques pas. Lui me tient à l’oeil, ses doigts triturent frénétiquement le col de son blouson. Je me rassieds, déplie un trombone, vide longuement ma pipe dans le cendrier. Il observe mon manège, se remue, cesse de triturer son blouson. Bon. Quittons un peu ses histoires familiales. Parlons de l’école, et surtout, de ses camarades. Ceux de l’école? Bof. Toujours aussi monosyllabique. Et ceux du quartier? Petit éclair dans ses yeux. Et lorsqu’il prononce le mot magique, l’ambiance change dans la pièce. “Rollers”. Allez, raconte-moi ça. Un thé glacé? Il ne dit pas non.
Tout en arpentant la pièce de long en large, je le relance. Peu à peu, le voilà qui s’anime. C’est vers sept heures du soir qu’il retrouve la bande, chaque jour que Dieu fait. Moyenne d’âge entre 12 et 19 ans. Toute l’équipe se donne rendez-vous sur les hauts de la ville, près d’Epalinges, ou à Sauvabelin, ça dépend des jours. Il y a même quelques filles, des sympas, bonnes suiveuses, un peu gonflées. Les grands sont les leaders incontestés, ils définissent le parcours. Et quand le départ est donné, c’est le meilleur moment: l’asphalte défile déjà à toute vitesse, et tout est encore devant. J’ai droit à la description de quelques postures et figures, avec leur noms, leurs difficultés croissantes. Tout un monde. Va pour un deuxième ice tea.
Ce qu’il y a de vraiment chouette, c’est que cela ne se passe pas dans les jambes seulement, mais dans tout le corps, et même partout entre le monde et soi. On est complètement dans l’action. Bien sûr, il y a toujours des gens qui râlent, des automobilistes qui klaxonnent. Certains essaient même parfois de les shooter d’un petit coup de pare-choc en vache. Ça fait partie des risques. Sans parler des flics. Mais avec le danger, on se sent vraiment vivant, pas mort comme tous ces gens devant leur bureau ou leur télé, ou au volant de leur voiture. Un vrai chahut dans la poitrine.
Contre quoi patines-tu, Semelles-de-Vent?
Contre? Il rit. Puis se rembrunit, cherche ses mots Contre tout ça. Toutes ces choses mornes, tristes, moches. Contre cette glu invisible qui paralyse tout. Contre l’ennui des bancs de classe, l’indifférence ou la hargne des profs, la morosité des parents, leur façon de se chicaner l’un l’autre ou de geindre chacun dans son coin. Contre l’obsession de l’argent et du manque, chez tout le monde. Contre l’alcool, la télé. Contre ce salopard qui lui a fait des choses. Contre l’apathie, cette apathie qui tue tout le monde lentement. Alors, sur ses rollers, quand il dévale la route de Berne ou l’avenue du Bugnon (jolie déclivité!), tout ça est comme aspiré vers l’horizon, loin derrière lui. Et lui, il est enfin libre. Sans compter qu’il se sent plutôt fier d’être de la bande. Il n’attend que cet instant toute la journée. Pourquoi parle-t-on de tout ça? Pour rien, comme ça, pour le connaître un peu. Pour savoir comment il se débrouille dans ce monde tordu et très, mais très apathique.
Ange de l’asphalte, laisse-moi un peu de ta légèreté.
(30.04.96/LNQ)