Amok : le droit de détruire

On dit qu’elle est méchante, qu’elle aime faire du mal. Ou bien qu’elle est folle. Ça dépend qui le dit. Elle tolère ces jugements, s’indignant à peine. Du reste, elle est la première à se punir. Elle ne s’aime pas, elle n’aime personne – son enfant est la seule exception, mais pas toujours. Elle se juge et juge autrui avec sévérité. Elle mutile son corps, se ronge les ongles jusqu’aux lunules. Ses doigts saignent parfois lors de nos entrevues. Elle vide la moitié de son paquet de cigarettes en un quart d’heure. Elle s’est tailladé les poignets une douzaine de fois. Elle s’est même brûlé le bout d’un sein au fer à repasser, un soir de novembre où le téléphone n’a pas sonné une seule fois (« j’en avais assez d’être toujours celle qui appelle les autres et qu’on n’appelle jamais ».) Sa colère, elle la vide d’abord sur elle-même. Mais les autres ont leur part.


Son enfant, par exemple. Elle l’aime, mais ne peut s’empêcher de le persécuter parfois. Elle oublie de le nourrir, puis le gave d’aliments au moment où, épuisé, il renonce à demander sa pitance (efficace préparation au désespoir boulimique ou à la schizophrénie). Elle fait mine de l’abandonner dans un parc public, revient le chercher après l’avoir laissé hurler. Elle l’embrasse avec fureur, le mord en passant. Médée des temps modernes, elle se venge à travers lui de l’homme qui l’a engrossée avant de filer avec une autre. Elle se venge aussi d’autres humiliations, d’autres échecs plus anciens. Elle déteste sa mère, ne lui a pas pardonné de l’avoir laissée aux mains d’un père qui attentait à sa pudeur et qui la frappait. Maintenant que sa mère est démente, elle va la voir une fois par moi à l’EMS du coin. Elle tapote un coussin, tend une alaise, lui frictionne le dos à l’alcool camphré, s’arrange pour en verser un peu sur l’escarre ouverte. Elle m’avoue ça avec un rictus plein de larmes.


Elle boit, ruine sa santé par tous les moyens, lentement. Elle a réussi à se fabriquer un ulcère. Une fois, elle a vomi du sang et a failli y rester. Notez qu’elle le souhaitait. Dans un sursaut, elle a pensé à son enfant, a fait le numéro du voisin. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance, aux soins intensifs de l’hôpital. Elle ne cesse de se malmener, se tue à petit feu. « Un jour, comme mon père, je ne me raterai pas. Je me pendrai ». Dieu sait comment, malgré l’alcool et ses fureurs boulimiques, elle parvient à rester mince et jolie (elle sait se faire vomir). Certains soirs, elle lève un Joseph-couche-toi-là dans un bar, le renvoie à coups de talons aiguilles. « L’amour? Le véritable amour? Touchons du bois, ce n’est pas pour moi! » Superstitieuse avec ça.


On pourrait parler de morcellement du Moi, de noyau pervers, de pulsions sadomasochiques, de je ne sais quelles « défenses rigides ». On serait bien avancé. Tout ça est plus compliqué que la robinetterie psychosexuelle et ses refrains à la « fais-moi mal Johnny-Johnny-Johnny ». Il faut chercher plus loin, plus profond. Et pas en elle seulement, un peu alentour, dans son histoire, dans celle de sa famille. A chaque rencontre, un peu tassée sur elle-même, elle me parle d’une voix basse, le regard perdu dans le cendrier plein. Elle me raconte son enfance blessée, son sentiment de justice bafoué. Elle m’explique comment elle est devenue une justicière à sa façon (comme nous le sommes tous peu ou prou, sous nos oripeaux frémissants de bonnes intentions). Un redoutable besoin de régler des comptes habite chacun. La loi du talion n’a pas pris une ride, figurez-vous. Vous et moi restons hantés par d’obscurs besoins de vengeance. Mais aussi par le besoin ou le désir de pardonner, ou de demander pardon, sans en être toujours capables.


Toute son enfance, ses parents ont exploité sans scrupule la confiance et l’amour qu’elle leur offrait. Ils l’ont utilisée dans leur misère conjugale, et aussi pour régler leurs comptes avec leurs propres parents, à travers elle. Souvent, l’on se tourne vers l’aval pour atteindre ce qui est resté en amont. Paradoxe? Pas vraiment. Nous réglons avec nos enfants ce que nous n’avons pu régler avec nos parents et grands-parents. Et nos enfants deviennent ainsi nos parents secrets. Ces diableries intergénérationnelles portent même un nom maintenant : la légitimité destructive*, avec son escorte de culpabilités, de ressentiments, de rires cyniques, de douleurs exquises.


Moi, en l’écoutant, j’en apprends toujours un peu plus, sur elle, mais aussi sur moi, sur mes propres rages. Elle me tient à l’oeil, mine de rien. Elle a remarqué que tout cela me remue, et que je l’écoute, passionnément attentif. Du coup, elle se ronge moins les ongles, laisse plus d’intervalle entre deux cigarettes. Elle se sent écoutée, mais aussi, comment dire, repérée, reconnue, acceptée par quelqu’un dont le compagnonnage commence à freiner la cadence de ce que j’appelle, en mon for, son amok**. Je suis « dans sa roue », comme on disait naguère dans les tours de France.

Pour l’instant, sa course destructive marque un léger ralentissement. Pourra-t-elle pardonner, pour se libérer de son fardeau et se donner le droit d’aller mieux, d’aimer mieux? Nous verrons. Je ne sais pas comment tout ça va finir. Elle non plus. Mais, touchons du bois, j’ai cru percevoir, l’autre jour, une petite braise de confiance que le souffle de ses paroles semblait raviver.


* « destructive entitlement », selon I. Boszormenyi-Nagy (Foundations of contextual Therapy, Brunner and Mazel, New York, 1987).
** amok (terme d’anthropologie): conduite – culturellement déterminée – de pulsions destructives, dictée par des circonstances socialement répertoriées : humiliations conjugales, familiales, échecs divers. Cela consiste à courir les chemins une arme à la main et à détruire tout ce qui est doté de vie jusqu’à ce que l’on soit mis hors d’état de nuire. On a observé l’amok en Mélanésie, en Inde, en Sibérie, en Terre de feu, etc. (Panoff & Perrin, Dictionnaire de l’ethnologie, Payot, Paris, 1973).

(12.05.92/LNQ)