Black rondo à la turque

Toute psychiatrie authentique est une ethnopsychatrie. Tenez, la mort et le deuil font pareillement mal, ici ou ailleurs. Mais l’ultime séparation ne se célèbre pas partout de la même façon. Sous nos latitudes, on donne dans la discrétion. La pudeur, la retenue sont de mise, on évite la débauche d’effusions. Le deuil est contenu, amorti, quand il n’est pas carrément nié. On ravale son chagrin, on fait preuve de « courage », de « dignité ». Parfois, on feint que la camarde n’est pas passée : quelques êtres continuent à dialoguer avec leurs morts. On se borne généralement à une cérémonie austère, orchestrée par des « officiers » compassés et des pasteurs susurreurs de bonnes paroles, qui préfèrent élever les sentiments plutôt qu’encourager les larmes, les cris, les sanglots. Personne pour jouer le rondo* utile, pour devenir le coryphée de la douleur. Mais où sont les pleureuses d’antan?


Faute d’exprimer les sentiments, on conserve de sales cicatrices, on les transforme en symptômes. Et la tâche du psychothérapeute consiste parfois, des années plus tard, à réveiller un deuil ancien pour libérer le patient d’un état dépressif ou de troubles psychosomatiques. Il faudrait plus de simplicité devant la mort d’un proche. Non pas une aseptisation scientifique ou philosophique de cet événement, ni son anticipation infantile sous forme d’apologies crâneuses du suicide (comme nous en infligent périodiquement les adeptes transis de Cioran et autres Vadius et Trissotin de notre époque). Mais la simple acceptation de la tristesse. Une séparation définitive est un chagrin normal, et il est salubre d’exprimer cette souffrance. Car la mort et le deuil font pareillement mal, ici ou ailleurs.


Toute psychiatrie authentique est une ethnopsychiatrie, disais-je. J’ai appris quelque chose d’essentiel lors de vacances passées en Turquie, il y a quelques années. Petit village au bord de mer, près de Mersin. Langueurs d’été, famille, repos. Nous avions loué une maison dans un petit lotissement et le voisin nous avait accueillis avec affabilité. Le lendemain soir, il venait me chercher en catastrophe. « Docteur, viens vite, on a besoin de toi. » Patatras. Finie l’insouciance. Je l’ai suivi dans la maison d’à côté. Je fus étonné d’y découvrir tant de monde. Beaucoup de femmes en tchadors, quelques hommes, pas mal d’enfants et d’adolescents. Tous se tenaient prostrés, un peu partout, de la cuisine au salon.


Mon voisin m’a conduit dans une pièce ou gisait un vieillard nu, bleuâtre, décharné, comateux, l’abdomen gonflé par une énorme tumeur très dure. « C’est mon beau-père. Tu peux le sauver? Toute la famille est là pour lui. Le plus proche hôpital est à deux jours de voiture. » Pétrifié, je ne savais comment réagir. Le vieil homme agonisait. A son chevet s’empilaient des dizaines de médicaments, dont de la morphine.

- Quel traitement doit-il suivre?

- Les médecins disent qu’il n’y a plus rien à faire. Trois hôpitaux ont refusé de l’opérer.

- Quel âge a-t’il?

- 87 ans, effendi.

- Et cette morphine?

- On doit lui en faire une injection s’il a mal.

- Qui la lui fait?

- Personne ne sait faire ça, ici. Ils ne s’en sont pas inquiétés.

- Veux-tu que je la lui fasse?

- Si ça peut le sauver, effendi.

Le sauver! Mais j’étais psychiatre, moi, pas chirurgien, ni magicien! Mais mon voisin ne savait pas ce qu’était un « spikatre ». Il a simplement dit: « Je suis sûr que tu sais, toi, ce qu’il faut faire. »

- Mais ton beau-père ne passera pas la nuit! Il est en train de mourir!

- Effendi! Ne dis pas ce mot! Tout ce monde est venu pour lui. Fais quelque chose.


Alors, j’ai préparé une seringue et j’ai injecté au gisant une demi-ampoule de morphine. Sa respiration est devenue plus calme, son pouls moins filant. Puis j’ai dit à mon voisin: « Je veux dire quelques mots à toute la famille, si tu veux bien traduire. »

- Comme tu voudras, effendi.

Nous sommes allés au salon. Trente visages nous interrogeaient.

- Dis-leur que c’est une chance que toute la famille soit réunie en ce grand jour.

Traduction. Murmures approbateurs.

- C’est un grand jour, car le grand-père va vivre une noble aventure.

Traduction. Suspense hitchcockien.

- Il va prendre congé de vous. Il va mourir.

- Effendi, non, je ne peux traduire ça!

- Fais-le.


Il l’a fait. Stupeur, puis un long ululement, et un autre. Puis un oratorio de gémissements, un vocero de larmes, des automutilations. Un solide gaillard s’est même cassé le poignet en donnant un coup de poing dans le mur. J’ai dû lui confectionner une attelle de fortune. La mort et le deuil font pareillement mal, ici ou ailleurs.


Sous nos latitudes, on appelle cette théâtralité « hystérie collective ». Là-bas, c’était naturel d’exprimer ensemble le chagrin – de préférence bruyamment. Mon voisin et moi, nous ventilions les dames, pansions les messieurs, retenions ceux et celles qui voulaient se jeter du balcon. Tard dans la nuit, j’ai pu les laisser entre eux. J’ai entendu les lamentations jusqu’au petit jour. Puis tout a cessé. Un cercueil est venu emporter le corps (il faisait une canicule!). La famille vint au complet sur le perron, pour l’adieu final. Des mains s’agitèrent, des larmes coulèrent. Puis il y eut une journée de silence. Ensuite, la vie a repris ses droits. Même le saule-pleureur semblait apaisé. Mon voisin m’apporta des fruits et du lait pour les enfants. Il me dit merci. J’avais moi aussi envie de tous les remercier. Ils venaient de m’enseigner un peu de mon métier : l’art d’évacuer ensemble la tristesse du deuil, au lieu de la garder pour soi, au fond des moelles. L’art de célébrer la mort, même si elle fait mal.


* rondo : dans la sonate et la symphonie classique, pièce brillante servant de finale, caractérisée par la répétition d’une phrase musicale (refrain) entre les couplets (Petit Robert, 1987).

(28.04.92/LNQ)