La queue de la poire

C’est d’habitude un type plutôt tranquille. Une sorte de grande perche, cheveux paille de fer, yeux bora-bora, pipe en écume de mer. Il vit avec sa mère, une dame gentille et très effacée (elle est venue me trouver deux ou trois fois, sans dire grand chose). On le voit chaque soir, à l’heure de l’apéro, dans le même café de la vieille ville. Le patron, les clients, les collègues l’aiment bien. Même les flics du coin le saluent (mais pas comme un des leurs). Il boit son verre de blanc comme tout le monde, rit avec les autres, cause peu. Il aime lire, pas les best-sellers, pas les auteurs dont on parle, mais quelques livres qui se comptent sur les doigts d’une, mettons de deux mains. En tout cas Cervantès, le Yiking, Benchley, Groucho, Pérec et Vialatte. Si quelqu’un s’avise de lui demander ce qu’il pense de ceci ou cela, il se contente d’un « Oh moi, vous savez » qui rassure tout le monde. Pas le genre à ne pas se prendre pour la queue de la poire. Du moins jusqu’à sa prochaine crise.


Car il a des crises, de temps en temps. Une fois par an, ou une fois tous les deux ans, c’est selon. Ce sont tantôt de brusques accès de mélancolie. Son faciès devient douloureux, il se trouve idiot, rumine sa nullité, ne touche plus son verre, reste prostré dans un coin, ne répond plus aux questions, fixe le coin de la table. Il en oublie l’heure de l’apéro, se fait rare, perd la mémoire, demande à ses amis de le tuer ou de le jeter aux ordures. Un jour, on l’a empêché de justesse de s’enfiler, la tête la première, dans le dévaloir de son immeuble. Il devient alors le Chevalier à la Triste Figure. Tout le monde en est navré, chacun le console en vain. Il ne s’aime plus, mais alors plus du tout. Il maigrit, traîne au lit, ne se lave plus, ne lit plus, oublie Cervantès, le Yiking, Benchley, Groucho, Pérec et même Vialatte. Il vient me trouver souvent, me donne du Monsieur le Docteur, accepte sans rechigner antidépresseurs et tranquillisants, exige d’être puni, me demande de l’hospitaliser, réclame des électrochocs. Mais ces crises-là, ça va encore. Je parviens à les maîtriser, avec son aide et celle de sa mère.


C’est une autre paire de manches quand le prend sa folie des grandeurs. Ça commence par une excitation progressive et des troubles du sommeil. Au début, il conserve son recul critique et ça le préoccupe un peu. Il me le dit à sa façon, en citant Devos (« se coucher tard, nuit »). Mais bientôt, il s’exalte, perd tout sens autocritique, se sent au mieux de sa forme, nourrit une très haute idée de lui-même, délaisse sa pipe pour des cigares de luxe, troque le vin contre du champagne. Il parle plus vite, marche de long en large, agite des projets grandioses, devient hargneux si on le contrarie. Puis le tableau s’aggrave franchement. Il refuse tout médicament, jette son lithium* à la poubelle, frise entre pouce et index les pointes de sa moustache, commande par téléphone d’inutiles appareils électro-ménagers pour sa mère. Il sort plus souvent, rentre tard, invective les passants, cite Don Quichotte ou des passages du Yiking, déclame du Benchley, imite Groucho, distribue les pages déchirées de ses Pérec et de ses Vialatte.


Il ne se prend plus pour la queue de la poire. Il tonitrue à qui veut l’entendre que son père était un prince hongrois en exil, offre des tournées royales. Les choses prennent une tournure irréversible lorsqu’il va chercher son accordéon au grenier. Il en joue faux et très fort, en pleine nuit, dans la cour intérieure de l’immeuble, en chantant toujours, allez savoir pourquoi, avec l’accent de Michel Simon : « le printemps, sans amour, c’est pas l’printemps ». Le quartier est vite en émoi, les gendarmes finissent par arriver, il est conduit à l’hôpital.


Entre les crises, il retrouve son logis, sa mère, son travail, ses habitudes. Il ne déraisonne plus, ne se précipite plus dans une poubelle, n’offre plus le champagne à la ronde. Il reprend de paisibles lectures de Cervantès, du Yiking, de Benchley, de Groucho, de Pérec, et naturellement, de Vialatte. Jusqu’à la prochaine fois. La psychose maniaco-dépressive, c’est comme ça. Sa mère, ses amis, ses collègues, et moi-même, on s’en est fait une raison.


Et c’est ainsi qu’Allah est grand.


* les sels de lithium constituent la médication prophylactique la plus courante (mais pas aussi efficace qu’on le voudrait) de la psychose maniaco-dépressive.

(26.05.92/LNQ)