Anorexie : portrait de quelques « seulettes »

Tenez, elles ressemblent aux femmes d’Egon Schiele.Quand c’est plus grave, à des rescapées de Treblinka (l’une d’elles pesait 26 kgs avant son hospitalisation). Elles ont la hanche anguleuse, le sein plat, la joue rentrée, la pommette saillante. Elles sont persuadées qu’elles sont encore trop grosses. Leur vie est hantée par cette obsession: perdre du poids (ou ne pas en prendre). Leurs étranges rituels alimentaires déconcertent l’entourage. Elles comptent chaque calorie, choisissent un lait définitivement dépouillé de graisse, grignotent interminablement le même biscuit, vous considèrent avec dégoût si vous vous nourrissez normalement, se braquent si vous leur dites: « mais tu n’as rien mangé! » Elles vous parlent à voix basse, vous contraignent à tendre l’oreille. Elles n’ont plus leurs règles.


Malgré leur aspect chétif, elles restent étonnamment actives. Beaucoup d’entre elles pratiquent les sports les plus exigeants. Elles sont souvent intelligentes, mènent de brillantes études, cumulent les diplômes – avec une fierté teintée de désespoir. Une fois, je me suis colleté avec l’une d’elles, pour l’obliger à se nourrir (elle était en danger de mort). Au moment de l’empoigner, je craignais de la casser en deux. Quelle stupéfaction de sentir soudain tant de force, de détermination, de puissance camouflée sous l’apparente vulnérabilité!


Appelée d’abord « consomption nerveuse », l’anorexie mentale est considérée au siècle passé comme une hystérie (version du docteur Lasègue, pour qui les troubles mentaux représentaient « entièrement l’effet organique de certains états morbides du cerveau »). Cette maladie suscite toujours nombre de recherches et de controverses. Les uns y voient une psychose, d’autres une maladie psychosomatique, d’autres l’expression individuelle d’un déséquilibre des relations familiales. Le problème est tellement compliqué que ces chercheurs ont probablement tous raison et tous tort. De nos jours, le diagnostic est plus fréquemment posé que naguère. (En même temps, on voit moins de vraies névroses « franches », du style de celles décrites au temps de Freud).


L’anorexie mentale essentielle des jeunes filles est une constellation précise de symptômes: importante perte pondérale (plus de 25% du poids initial), aménorrhée secondaire (perte des règles consécutive au décharnement), troubles de la perception (insensibilité aux stimuli physiologiques normaux – notamment la faim), troubles du schéma corporel. Bref, une série de pertes peu réjouissantes, déclenchées généralement à la puberté ou peu après – certains disent jusqu’à 26 ans.


Et comment devient-on anorexique, direz-vous? Bonne question, la plus difficile – puisque d’elle dépend le traitement approprié. Les psychanalystes se sont inévitablement penchés sur ce problème. Ils y détectent une fixation orale, une relation problématique à la mère pré-oedipienne, des difficultés d’identification à l’image paternelle. Bon. Et après? Hilde Bruch s’est longtemps gargarisée d’hypothèses du même genre, avec des résultats peu convaincants. De leur côté, les comportementalistes proposent force programmes du genre récompense-punition, assortis de menus d’apprentissage. Leurs résultats sont parfois spectaculaires, parfois désastreux. Enfin, les thérapeutes de famille (Minuchin à Philadelphie, Selvini à Milan, etc.), décrivent une cybernétique perturbée des interactions familiales, le manque de cohésion des parents, la faible consistance du père, le « leadership » tyrannique de la mère, les manipulations sournoises de la « patiente désignée », et ainsi de suite. Et après, juste Ciel, et après? La thérapie de famille apporte certes des changements bénéfiques, mais toujours pas de panacée à l’horizon.


De quel côté chercher? Peut-être ailleurs, hors de la psychiatrie. Chez quelques écrivains, d’abord. Sophocle, Shakespeare ou Kafka (avec son « champion de jeûne », pourtant masculin) apportent un peu de lumière au dilemme des anorexiques. Antigone est le portrait bouleversant d’une fille sacrifiée, « parentifiée » vis-à-vis d’un père qui est son frère et d’une grand-mère qui est en même temps sa mère. La Cordelia du Roi Lear, elle aussi d’une loyauté exemplaire, mais isolée et incomprise, guide encore son père dans les brumes de la lande. Et Christine de Pisan chante la ballade triste de ces jeunes filles:

« Seulette suis, et seulette veux rester ».

Tristesse, oui, mais colère aussi: une façon d’exister « contre ». C’est souvent une révolte interne, indicible. Une implosion au jour le jour. Une rage retournée contre soi, après les intolérables injustices subies dans une famille maladroite ou perturbée, ou dans une société qui marchande les images du corps idéalisé. Ce serait presque le thème d’une vengeance, si elles en étaient capables.


« Seulette suis dolente et courroucée ».

Mais la colère ne sortira pas.Ce sont les filles les plus fidèles et les plus « seulettes » du monde. Cela explique (en partie, en partie!) la « double comptabilité » de leur invisible ardoise: d’un côté, un atroce sentiment d’inefficacité, d’impuissance paralysante, de l’autre, une recherche désespérée de la perfection – pour être enfin reconnues dans leur dignité, dans leur déception, dans leur dévouement secret.

« Seulette suis durement abaissée ».


Alors, que voulez-vous, elles s’interdisent de grandir. Elles restent confinées dans une anatomie ni chair ni poisson, vaguement androgyne, dans une physiologie asexuée au possible, dont tous les désirs sont comme éteints.


« Seulette suis sans ami demeurée ».


Elles restent essentiellement disponibles à papa, ce grand dadais maladroit, qu’elles aiment et qui a tellement besoin d’elles, sans même s’en douter – ayant été lui-même mal aimé par sa mère ou par sa femme.

Que faire, donc? D’abord, les laisser moins « seulettes » – même si, exaspérées, elles l’exigent. Ensuite, on verra. Toutes les thérapies restent valables.

(03.03.92/LNQ)