Le voyage au bout de soi-même

En dépit de la télé tapageuse, des magazines sirupeux, des clubs de fitness avec sauna, des aventures extra-conjugales ou des séances vespérales de jacuzzi, beaucoup de gens s’ennuient sous nos latitudes. Prisonniers d’une vie tiède et sans histoire, ils voudraient que leur coeur se mette à battre pour de bon. Ils rêvent d’exotisme capiteux, d’aventures flamboyantes, consultent dépliants et agences de voyage, « font » un jour le Kenya, le Mexique, le Japon ou la Laponie. Ailleurs, sous un autre ciel, les voilà qui se redécouvrent. « Vous savez, à Prague, je me sentais tellement plus libre de mes gestes! » Ou bien : « Je retourne chaque année à Rome, là-bas je me sens moi-même. » Ou encore: « Croyez-moi, dans le Yunnan, je deviens un autre. »


Leur nostalgie est remplie des océans bleu pétrole, du fracas des Quarantièmes Rugissants, du sable noir du Taklamakan, du ciel dilaté de Patagonie – avec ici ou là, une yourte isolée, un samovar, un houka. Ah, l’air du large! Pour quelques-uns, le voyage est devenu une évasion hors de leur prison intérieure. Certains vont jusqu’à émigrer pour de bon: ils s’éloignent de leurs racines, s’identifient à une culture étrangère, deviennent des « gone natives », pour reprendre une formule utilisée par Jean-Michel Belorgey, qui leur a consacré, il n’y a pas longtemps, un beau livre*.


Mais pour la grande majorité des victimes de l’Ennui, le voyage n’est qu’une solution provisoire, ou intermittente. Et voilà soudain qu’au lieu de dépliants et d’agences, ils se décident à consulter un psychiatre. Pourquoi, grands dieux? Vont-ils donc si mal? Non, mais ils se disent qu’un peu de psychothérapie, ça vous met du piment dans le train-train quotidien. Commencent alors les rendez-vous hebdomaires chez le psychiatre, pour raconter leurs petits émois, avec l’espoir secret d’en débusquer d’autres, plus corsés. Nous voilà loin des déserts d’Arabie, de la steppe mongole, des hauts plateaux des Andes. L’air du large? Tu parles. On s’asseoit tranquillement dans un fauteuil design, on approche le cendrier, et on commence par : « Qu’est-ce que je disais déjà, la dernière fois? »


Donc, la conversation stagne. De temps en temps, par je ne sais quelle décence, on se croit obliger de dire au psychiatre : « Vous savez, docteur, ça me gêne un peu de prendre votre temps, il doit sûrement y avoir des gens vraiment malades qui ont plus besoin de vous que moi. » Moi, je les écoute, et je m’interroge sur ce qui fait qu’ils sont là, que je suis là, et que nous faisons une pychothérapie**. Bovarysme? Dépression masquée? Recherche prudente de soi? Approche à reculons? Que dois-je entendre sous leurs discours, entre les mots, au creux d’un soupir? Que dois-je deviner derrière cette façon de se ronger les ongles ou de triturer une mèche de cheveux?


Et voilà qu’un jour ils se mettent à évoquer leur enfance. Tiens tiens. Ça s’anime un peu. Et j’entends l’histoire d’un chagrin ineffaçable, d’un jardin rempli de secrets délicieux, d’une comptine « bêtement » émouvante, d’une boîte de crayons de couleur offerte quand on ne l’attendait plus, d’une chute à trottinette, d’un premier baiser, de la première expérience de la culpabilité ou de la honte. Un parcours étrange vient de commencer. Nous sommes là, tous les deux, dans nos fauteuils, et en même temps, nous sommes ailleurs, dans la géographie intérieure des sentiments et de la mémoire. Je me surprends même à poser davantage de questions, à me muer en une sorte de compagnon de voyage, en un ersatz d’ethnologue, de guide, de sherpa. Et d’autres souvenirs surgissent bientôt, plus intenses. Les sanglots se mêlent aux rires, l’émotion ancienne est retrouvée, elle devient celle d’aujourd’hui – que dis-je, de cet instant même.


Saviez-vous que les émotions anciennes sont les plus puissantes? On ne s’en méfie pas assez, allez. Mine de rien, elles vous prennent d’abord un air de chanson, un parfum de maman jeune et fraîche, un goût de réglisse, puis elles vous chavirent brusquement le coeur, vous plongent dans un miroir sombre, vous dévoilent par à-coups un visage aussi neuf et étonné qu’un portrait de Cimabue. Et c’est d’un seul coup la découverte de l’Ailleurs Intime, chargé de déboires et d’amertumes, de malles au trésor insoupçonnées. C’est l’air du large.


Alors, alors.


Alors, tout en écoutant ces histoires d’enfance, je me carre dans mon fauteuil, je lève un peu les yeux au plafond, je me perds dans les pales du ventilateur, je me retrouve dans le salon du Peace Hotel, à Shanghai, à contempler le mouvement de la porte à tambour. Ou dans une rue de Punta Arenas, la ville la plus au sud du monde. Ou dans un souk d’Istamboul, une palmeraie du Nil. Allons, l’exotisme est là, tout proche, à portée d’un ventilateur. L’enfance racontée, c’est l’air du large. C’est le voyage, avec ses péripéties, ses tribulations merveilleuses ou douloureuses. Comme dit Brodynski, au voyage en terre lointaine répond le voyage intérieur, le voyage au bout de soi-même***. Une façon comme une autre de faire peau neuve, de déposer l’ennui au vestiaire, avec la « ménagerie infâme de nos vices » que dénonçait Baudelaire.


Vous le saviez, n’est-ce pas, hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères.

* « La vraie vie est ailleurs », Ed. Lattès, Paris, 1989.

**psychothérapie: méthode de soins, ainsi dénommée au XXe siècle, consistant essentiellement à établir une relation étrange (mais de confiance) avec un personnage un peu louche et rassurant à la fois, avec pour objectif de dénouer un problème qui rend malade.

***Prof. Brodynski: How to travel inside: self-narrative is psychotherapy, Ed. Bruzzer & Manel, N.Y., 1984.

(18.02.92/LNQ)