Il y a tous ceux qui sont hantés par leur image corporelle. Un homme vient se plaindre de son nez. Regardez-moi ce pif, docteur, cette aubergine, cette courge, que dis-je cette courge, ce continent. Une femme se désole de ses seins trop gros. Une autre trouve les siens décidément trop petits. Beaucoup veulent maigrir et réussir une fois, une bonne fois, leur régime. Un grand gaillard, pourtant sportif, costaud et tout, doté d’une pomme d’Adam furieusement proéminente, se plaint d’avoir un pénis trop petit, ou trop courbé, ou irrémédiablement phimoseux. D’autres gémissent sur leur pilosité exubérante ou sur leurs boutons. Quant aux obsédés du bistouri, ils n’auront de répit avant de s’engouffrer dans une salle d’opération. Solution radicale : coupons ce qui dépasse, gonflons ce qui se ratatine. Visions d’écorchés à la Francis Bacon. L’esthétique a parfois un goût de sang de nos jours.
Comment comprendre cette fixation sur nos protubérances anatomiques? Les explications psychanalytiques tiennent bon dans certains milieux. Le complexe de castration et l’envie du pénis inspirent bien des homélies freudiennes. Cette réduction de l’image corporelle à une problématique strictement individuelle, entre soi et soi, entre notre petit moi et notre grand moi, a peut-être du vrai, mais ne tient guère compte des mécanismes collectifs, par exemple des modes et des rumeurs, qui peuvent dramatiser sournoisement nos hantises les plus secrètes par toutes sortes de clichés et autres lieux communs. On sait par exemple que la mode joue un rôle peu négligeable dans la dynamique de l’anorexie, maladie bien plus fréquente aujourd’hui qu’au début du siècle (alors que l’hystérie, si fréquemment décrite du temps de Charcot, Freud ou Breuer, connaît un déclin progressif).
L’influence des mythes et des croyances communes sur l’image du corps devrait être davantage explorée par les psychiatres, qui se contentent trop souvent de quelques maigres hypothèses sur l’hystérie ou la psychose collectives. On laisse ces questions aux éthologistes comme Desmond Morris ou aux sémiologues comme Roland Barthes. Pourtant, les modes vont, viennent, s’évincent mutuellement, envahissent les couvertures des magazines, nous renvoient aux splendeurs et misères du corps, deviennent une tyrannie quotidienne. Ne devraient-elles pas être envisagées sous un angle carrément médical? Ne s’agit-il pas d’épidémies, après tout? Pourquoi ne seraient-elles pas l’expression de nos superstitions, de nos croyances les plus irrationnelles, de notre besoin de délirer de conserve? Comment expliquer en effet qu’une génération considère la minceur comme le canon de la beauté, alors que pour la suivante les rondeurs sont subitement la règle?
C’est curieusement en Chine, à Canton, que j’ai trouvé un début de réponse à ce problème. Reçu par mes confrères de l’hôpital psychiatrique de cette ville, j’y ai entendu parler pour la première fois du koro. Maladie endémique en Asie du sud-est, ce syndrome de panique se caractérise par la conviction subite que tout ce qui protubère dans notre anatomie va se ratatiner et être aspiré vers l’intérieur. Le mot koro vient du malais et signifie d’ailleurs « tête de tortue ». Le sujet atteint de koro devient la proie d’une terreur incontrôlable. Les hommes s’agrippent à leur pénis, le ligotent, le clampent pour l’empêcher d’être « avalé » dans la cavité abdominale. Les femmes se cramponnent à leurs seins, quelques unes sont retrouvées avec des aiguilles en travers des mamelons. Une mère finit par étouffer son bébé en le gorgeant de piment pour empêcher sa langue de disparaître dans la gorge. La crise dure d’une demi-heure à quelques heures. Elle se conclut parfois par le suicide.
Quelques épidémies de koro (en mandarin: suoyang; en cantonais: sookyong) sont restées mémorables dans cette région du globe. Selon la croyance populaire, l’énergie yang et ses corollaires anatomiques (protubérances génitales notamment) peuvent être gaspillées et se perdre pour un oui pour un non. Par une vie trop lubrique, par exemple. Ou encore par une sorte de « rapt furtif de nos moelles » (comme dirait Artaud), imputé à des renardes maléfiques déguisées en femmes – variante chinoise de nos succubes.
L’accès de panique se propage rapidement, de village en village. Les villes n’échappent pas au maléfice. Dans bien des régions du sud-est, principalement dans le Guangdong, ou dans le Fujian, ou à Taïwan, ou encore chez les pêcheurs de l’île de Hainan, les autochtones trouvent des solutions qui deviennent le véritable problème. Mutilations, traumatismes et autres lésions sont souvent la conséquence douloureuse des recettes magiques anti-koro. Quelques malheureuses subissent de terribles fustigations, censées les exorciser : on les soupçonnait d’être possédées par le mauvais esprit d’une renarde venue pomper les énergies yang du voisinage. Et combien de nourrissons ont ainsi été maltraités par leur mère, dans le but pourtant louable d’empêcher leur petit oiseau d’être « avalé » dans la cavité abdominale!
Tout ça pour en venir où, au juste? Je ne sais plus. Débrouillez-vous.
Ah, une chose encore: savez-vous comment on attrape le koro? Il suffit d’en entendre parler pour la première fois. Qu’on se le dise.
(29.09.92/LNQ)