Lettre ouverte au Père Noël

Cher Père Noël,

Depuis quand, dis-moi, est-ce à nous, psychiatres, d’être tes thuriféraires cachés, tes éboueurs attitrés? Pendant que toi, tu signes je ne sais quels juteux contrats avec les fournisseurs de vidéos, ordinateurs, jeux électroniques et autres gadgets rutilants, nous, nous abattons notre besogne dans l’ombre. A l’heure où ta fête mercantile triomphe sous les lampions (attention, trolleybus gratuit pour les nocturnes) et sème à tous vents cotillons, soies d’emballage et restes de dindes farcies, nous, nous épongeons les larmes des dépressifs, la sueur des maniaques, le vomi des boulimiques, et autres sécrétions déliquescentes de la peur et du désespoir.

Dis-moi encore, depuis quand as-tu partie liée avec les maisons pharmaceutiques? Quelle joint venture entre toi et elles cache, à chaque mi-décembre, l’étonnante érudition de nos patients en matière de médicaments? Jamais l’on ne nous réclame autant de psychotropes dans l’année. C’est un vertige de Stilnox, Lexotanil, Temesta, Nozinan, Fluctine, Deanxit. Un cauchemar d’Imovane, Tranxilium, Seropram, Haldol, Saroten, Xanax*. Bon nombre d’entre nous essaient de remplacer tout ça par un peu de présence et d’écoute, mais ça ne suffit guère. L’angoisse, la solitude, la déprime pèseront plus lourd dans l’autre plateau de la balance. Se doper sera plus efficace. “Allons, docteur, faites-la moi, cette ordonnance. Mettez-moi un peu de Seresta, deux doigts de Melleril, un zeste de Valium*. Avec la rubrique “renouvelable”, n’est-ce pas?”

Bref, jouez hautbois, résonnez musettes. Le pdg de Novartis (un médecin, à ce qu’il paraît) peut dormir sur ses deux oreilles : les ordonnances font un tabac, la chimie se vendra mieux que l’année passée, la croissance des fabricants sera musclée. Globaliseurs, mondialiseurs, instigateurs de coupes sombres, criminels à col blanc, revendeurs à col sale, banquiers nourris « d’éthique », gros poissons mangeurs de petits poissons pourront roter de satisfaction au banquet du réveilllon, prendant que les faux poètes bien coiffés dédicaceront leurs recueils extatiques. Et les riches seront encore plus riches, les pauvres plus pauvres, les chômeurs plus chômeurs, les sdf plus sdf, les exclus plus exclus.

Eh oui, mon cher, ce soir, ça va être aussi la kermesse des exclus (toutes catégories). A l’heure où je t’écris ces lignes, une gamine oubliée de ses parents se trouve en coma éthylique à l’hôpital. Trois enfants t’espèrent devant leur sapin, en priant pour que leurs parents ne soient pas trop défoncés ce minuit-là (même si ceux-ci « shootent propre » grâce aux stratèges modernes de la prévention). Un adolescent est en fugue dans la nuit, résolvant ainsi le dilemme torturant de ses parents divorcés et remariés chacun de son côté (chez qui le cher petit passera-t-il la soirée du vingt-quatre)? Une vieille raconte son dernier chagrin à son chat. Un schizophrène dîne seul en chipotant dans une boîte de conserve froide. Une fillette s’installe sur le canapé aux côtés de son père pour le masturber calmement devant une cassette porno. Une femme battue vide un flacon de Rohypnol (ou de Halcion, ou de Dalmadorm, ou de Chloraldurat)**. Gloria in excelsis deo.

Tu me diras que j’en rajoute, que je crache dans la soupe. Tout est vrai, pourtant. Le problème est de ton côté, je le crains. Fais quelque chose. Je ne sais pas, trouve un truc. Change ton fusil d’épaule. Réinvente le rituel de la fête (cacahuètes, mandarines, et basta). Sois moins marchand. Fais une psychothérapie. Prend un congé sabbatique (pas de Noël pendant trois ans).

Et quand tu reviendras, petit papa Noël, quand tu descendras du ciel, avec des jouets par milliers, oublie, de grâce, nos petits souliers. Apporte-nous de préférence un peu d’air frais, un brin d’humour, une pincée de générosité, un rien d’amour. Et laisse donc les anges dans leurs campagnes.

* Note aux annonceurs: cette pub est gratuite.

** Gare au rififi chez les vendeurs de pilules!

(24.12.96/LNQ)