Chassez les hallucinations, elles reviennent au galop

Depuis des temps reculés, les hallucinations soulèvent maints débats. Sont-elles l’indice d’un délabrement psychique ou d’une sensibilité supérieure à celle des gens ordinaires? Signent-elles la folie ou la force d’un esprit ouvert aux mondes invisibles? Les saints ont le bénéfice du doute, comme d’ailleurs certains yogi, marabouts et autres chamans. Le dialogue avec les anges, l’illumination intérieure ou la transe médiumnique constituent une catégorie d’interprétation propre aux traditions sacrées. Chez un schizophrène, les hallucinations sont le signe « productif » ou « floride » de sa folie.


Quel est le critère de distinction pertinent ou utile? La souffrance, d’abord. Si l’halluciné souffre, il faut l’aider. Les divers courants de la psychologie contemporaine trouvent toutes sortes de significations symboliques aux hallucinations. Elles peuvent être l’expression d’un dilemme intrapsychique, enfoui dans l’inconscient individuel ou collectif, ou d’une communication familiale folle. Il convient de composer avec elles, pour les comprendre et les soigner. Le courant des neurosciences, lui, considère ce symptôme comme un indice pathologique cérébral ou biochimique, qu’il convient de traiter par une médication neuroleptique appropriée.


Quoi qu’il en soit, en psychiatrie – comme d’ailleurs en toute médecine digne de ce nom – il importe de comprendre les symptômes d’une maladie avant de s’acharner sur eux. Saisir leur utilité permet d’augmenter les chances d’une amélioration profonde et durable. Mais ce n’est pas toujours aussi simple.

Il y a quelques années, on m’avait confié à l’hôpital psychiatrique un jeune schizophrène dont le comportement trop perturbé le confinait dans sa chambre. Il y passait de longues heures à s’observer dans un miroir, à se masturber, à se frapper le front contre les murs. Malgré les médicaments, il continuait de souffrir d’hallucinations de deux types : cénesthésiques et auditives. Il sentait son corps se déformer, ses bras devenir asymétriques, son nez s’allonger, son sexe se mettre en torsade. Il soliloquait, répondait brusquement aux voix qui l’invectivaient, le menaçaient, ou commentaient ses faits et gestes. Quand j’allais le trouver dans sa chambre, j’avais de la peine à maintenir une communication suivie avec lui, l’entretien étant interrompu à tout bout de champ par ces « parasitages ». Il prenait des attitudes d’écoute, sursautait, se retournait, répondait aux voix qui le harcelaient, me demandait de le laisser seul.


Comme il aimait le rock et le rythm’n blues, je lui proposai un jour de passer un disque pendant notre conversation. Il parut intéressé, mit un James Brown à plein volume. Les décibels tinrent en respect les voix importunes, ce qui nous permit de lier plus ample connaissance. Les hallucinations revinrent ensuite, mais un contact avait été établi, un rituel aussi. Par bribes successives, il me raconta son histoire. Le fait d’être écouté l’apaisait et l’angoissait en même temps. Je compris que si ses hallucinations le coupaient du monde, elles le protégeaient aussi.


Au fil de nos entrevues, il montra peu à peu des signes d’amélioration et devint plus communicatif avec l’entourage. Il accepta de prendre ses repas avec les autres patients, ou de poursuivre notre discussion au salon, puis de faire quelques pas dans le parc avec moi, ou même de me rendre visite à mon bureau. Encouragé par ces premiers progrès, je tentai de le convaincre de fréquenter l’atelier d’ergothérapie. Il essaya mais renonça vite: les voix le harcelaient trop. Je l’envoyai à tout hasard au dactyl-office, où on lui donna du travail sur une machine à écrire. Le jour même, il vint m’annoncer qu’il suffisait que ses doigts effleurent les touches pour que les hallucinations surgissent et le menacent de mort.


Inspiré par mes lectures de Milton Erickson, je lui fis une proposition un peu bizarre: « Laissez-moi ces voix dans mon bureau, pendant votre travail au dactyl-office. Je vous les garde. Vous viendrez les reprendre quand vous voudrez. » Décontenancé, il me déclara évidemment que j’étais encore plus fou que lui et s’en alla en claquant la porte. Mais dix minutes plus tard, il revint, visiblement intrigué par ma suggestion. « Comment dois-je m’y prendre, si je le fais? » J’ouvris un tiroir de mon bureau (celui qui, allez savoir pourquoi, restait toujours vide). Je lui conseillai de dire simplement aux voix de se mettre dans ce tiroir et de l’y attendre. Perplexe et curieux à la fois, il se décida et intima énergiquement à ses hallucinations de se mettre dans mon tiroir. Je refermai prestement celui-ci, pour ne pas laisser les voix s’échapper. Il sortit à reculons, l’oeil fixé sur mon tiroir. Au dactyl-office, il travailla sans difficulté jusqu’au soir et retourna directement dans sa chambre. Je m’y rendis à mon tour, pour lui rappeler qu’il avait oublié de reprendre ses voix dans mon bureau. Il déclara qu’elles étaient bien où elles étaient, et qu’il aviserait à quel moment il les reprendrait. Les jours suivants, il travailla sans difficulté à l’atelier: il n’avait plus d’hallucinations.


Tout le monde fut enchanté, comme moi, par un tel revirement, ce qui me fit me sentir important. Une semaine plus tard les choses allaient toujours aussi bien. Je jubilais. La partie était-elle gagnée? Point encore. Deux jours plus tard, il courut affolé à mon bureau: il devait quitter l’atelier de toute urgence. Les voix étaient là, elles le menaçaient. « Mais elles sont dans mon bureau! », lui dis-je. « Ce ne sont pas les mêmes, dit-il. Dernier arrivage. Et c’est gratiné. »

(15.09.92/LNQ)