Ses hallucinations ont recommencé il y a deux mois. Depuis sa dernière hospitalisation, la maladie lui avait laissé trois ans de répit. Il ne prenait plus de médicaments, et cela n’allait pas trop mal au travail et à la maison. Puis sa femme est de nouveau tombée enceinte, et les voix sont revenues. Toujours les mêmes, et qui disaient les mêmes choses inquiétantes. Il n’osait plus se regarder dans un miroir, de crainte d’y voir l’Interdit (sans autre explication). Avec les médicaments, ça s’est calmé, il a pu quitter l’hôpital, reprendre son train-train.
Il a tout lieu de se réjouir: il va avoir un enfant et sait déjà comment l’appeler. Alexandre, si c’est un garçon, Alexandra si c’est une fille. Ce sera le cinquième. S’il s’est marié, c’était bien pour avoir une descendance. Après son apprentissage d’ébéniste, il a épousé une fille du coin, et il a eu des fils et des filles. Son premier s’appelle Bertrand, il fait sa deuxième primaire et vient parfois l’aider à son établi. La deuxième s’appelle Caroline et fait sa deuxième enfantine. La troisième, Michèle, est à la maison, comme aurait dû l’être Alexandre, s’il avait vécu. Mais il est mort à l’âge de seize mois. Les médecins parlaient d’un “syndrome de mort subite”. Et il lui semble naturel d’appeler le suivant Alexandre aussi, pour perpétuer la mémoire du précédent. Ou Alexandra, si c’est une fille.
Il ajoute que ce type de malheur n’est pas nouveau dans sa famille. Par un curieux hasard – s’il faut appeler cela un hasard – lui-même porte le même prénom que son frère aîné, Gaston, qu’il n’a jamais connu pour la simple et bonne raison qu’il était déjà mort au moment où lui-même, Gaston, est né. Son père, Léon, ébéniste aussi, s’était marié de bonne heure et avait eu des fils et des filles. Le premier enfant, Sylvain, est aujourd’hui dans l’horlogerie. Il n’a pu avoir d’enfants. Le deuxième, Gaston (pas lui, l’autre), est mort du faux croup. Et le troisième c’est lui, Gaston. Bon. Il y a encore deux soeurs cadettes, toutes deux mariées et mères chacune d’une fille (qui vont bien pour l’instant, touchons du bois).
Ce n’est pas tout. Son père à lui, Gaston, ne se prénomme pas Léon pour rien. Il était précédé d’une soeur, Léontine, mort-née, dans des circonstances peu claires (on raconte dans la famille que sa mère souffrait de tuberculose). Et si Charles-Henri, père de Léon, grand-père de Gaston, avait décidé de donner à son fils, Léon, le même prénom que sa soeur, c’était pour tempérer le terrible chagrin des parents, en particulier de lui, Charles-Henri, à qui du reste cela rappelait – comme par hasard – le drame de sa propre enfance, puisqu’il était lui-même le frère puîné d’un premier Charles-Henri, mort accidentellement (en tombant dans la fosse à purin). Un tel malheur était certainement pour quelque chose dans les troubles mentaux qui avaient fini par fondre sur grand-papa Charlie, dépression grave ou démence, quelque chose comme ça (il entendait des voix, lui aussi).
Voilà. Il apprécie d’évoquer ces choses-là avec moi. Aucun médecin ne s’en était inquiété auparavent. Jusque-là, on lui disait simplement qu’il souffrait de schizophrénie et que ça se soignait avec des médicaments. Personne n’a pu lui dire clairement si cette maladie était héréditaire ou non. Pourtant, il finit par s’étonner de toutes ces répétitions et me demande si je peux, moi, lui répondre sans détour.
Sans détour? Diable. Lui, ce qui l’inquiète, c’est si de tels troubles se transmettent par voie chromosomique (ce qui laisse entendre – tenez-vous bien – que la folie n’aurait pas d’autres moyens de se perpétuer d’une génération à l’autre). Pas un instant, il ne trouve étrange cette tradition familiale qui consiste à donner le nom d’un enfant mort à l’enfant puîné, et sur le caractère morbide de cette forme de « self fulfilling prophecy »*. Pas un instant il n’établit de rapport entre l’intolérable deuil d’un enfant, et la folle loyauté qui consiste à programmer un autre deuil du même tonneau pour la génération suivante.
Héréditaire? Avant de lui répondre, je vais rouvrir le livre de mes collègues Bovet et Schmid, consacré à ce genre de piège transgénérationnel**. A moins de relire simplement une biographie de Vincent van Gogh ou de Salvador Dali – qui en connaissaient un bout sur la question***.
* Prophétie autoaccomplie.
** P. Bovet & J. Schmid: Généalogie et schizophrénie. Une enquête épidémiologique. Ed. R. Bettex, Lausanne-Paris, 1988.
*** Ayant tous deux vécu le même drame.
(05.11.95/LNQ)