Parlons sexe

Qui maintenant, qui encore dans la salle d’attente? Ah, c’est la grande blonde de l’autre fois. Je vous salue, Grande Blonde, quelles nouvelles? Tout va très mal, cher docteur, tout va très mal dans mes amours. Je suis toujours aussi insatisfaite, et ça m’inquiète. Allons, allons, chère enfant, prenez place et racontez-moi ça.

C’est vrai qu’elle est grande, et sportive, et blonde, et saine. C’est vrai qu’elle a l’air bien dans sa peau, avec pourtant ce je ne sais quoi de trop carré dans les gestes (méfait prévisible du sport). D’une voix égale, elle reprend le récit de ses déceptions amoureuses, qui se suivent et se ressemblent. Une fois de plus, elle se désole de ne pas trouver chaussure à son pied, se demande ce qui cloche et pourquoi “ça ne marche pas”. Elle se sait pourtant jolie et pas trop bête. Elle se sait libre, vêtue mode, séronégative et “ouverte” tant et plus. Et elle a ce regard assuré des femmes courtisées plus souvent qu’à leur tour. Alors, quoi? Alors, ça finit chaque fois en eau de boudin.

Tenez, il n’y a pas deux mois, elle a cru trouver le « partenaire » idéal, mais une fois de plus la mayonnaise n’a pas pris. « Est-ce parce que je n’arrive pas à jouir, docteur? Je veux dire jouir vraiment, comme il faudrait? Je ne suis hélas ni vaginale ni multiorgasmique, je suis essentiellement clitoridienne. » Crac, me voilà consulté en tant que sexologue. Dans ma Ford intérieure*, je profère quelques solides blasphèmes contre Freud, grâce auquel tant de braves gens continuent de penser que les psychiatres sont d’abord des experts du sexe, quand ils ne sont pas franchement érotomanes**.

Mais bon, je l’écoute. Pas à mon aise, notez, mais je suis là pour ça (du moins à prime abord). Ça ne m’empêche pas d’abominer ce soi-disant franc-parler, ce style “libéré”, ce discours trop direct, trop froid. Ce langage clinique, quasi chirurgical, ce ton inodore, incolore, insipide, sans trouble ni vertige. Elle dit “pénis”, elle dit “vagin” et sa voix ne tremble pas. Aucune expression inconvenante, pas l’ombre d’une licence, d’un mot ordurier. Si au moins elle disait pine ou foufougnette, ce serait vivant. Pensez-vous. Sans sourciller, elle évoque la dernière « fellation » administrée la veille à son « partenaire » (elle ne dit jamais « mon ami »). Elle me demande s’il est bien “normal” que celui-ci veuille si souvent la « sodomiser » et si tel lubrifiant est mieux indiqué qu’un autre. Pour elle, les mots ont perdu leur chair et ne sont que jargon technique. Nulle trace de gêne, nulle honte. Mais aussi, nul désir, nul plaisir***. Sorte d’anaphrodisie de la parole. Ça me fait irrésistiblement penser aux adeptes de nudisme: même déni, même désaffectation feignant d’ignorer l’équivoque et le trouble.

Comme j’essaie d’en savoir plus sur ses désirs, elle répond dans le même style désincarné: « Après un cunnilingue, ce que je préfère, c’est la posture à califourchon sur mon partenaire. Ça fonctionne mieux. » Elle a vraiment dit « fonctionne »! Elle parle de ça comme elle parlerait de son sèche-cheveux, de circulation routière ou de votations fédérales. “Une femme nue est bientôt amoureuse”, disaient Breton et Eluard. Pas elle. Et moi, derechef dans ma Ford intérieure*, je me dis que voilà bien les effets sournois de la libération sexuelle, de la télochite chronique, du fitness, du look branché et de la psychologie moderne: à force d’évincer la culpabilité et la honte, on finit par dévitaliser la sexualité et tuer le désir.

Décidément, je ne suis pas d’humeur. Et cette conversation sexuelle sans concupiscence, sans l’ombre d’une agacerie me hérisse. J’hésite à lui lancer, par provocation: « Pourquoi ne dites-vous pas sucer, bite, foutre et boxon comme tout le monde? » Ou bien à l’aborder sous un tout autre angle (si j’ose dire), dans une perspective diamétralement opposée, en pastichant l’excellent Krafft-Ebing****, par une déclaration du genre: « C’est bien simple, ma petite dame, vous avez pris un mauvais pli avec votre partenaire (au demeurant, un vicieux), celui de trop souvent membrum ejus denudare atque lambere, sans prendre le temps de respirer, sans laisser un peu de temps à ce que, libidine valde excitatus, il veuille au moins (j’insiste, au moins) vestimenta tua omnia deponere . Voilà où le bât blesse, ma petite dame. »

Bien entendu, je ne dis rien de semblable. Je me contente de grogner un vague “honhon” et de fixer la date du prochain rendez-vous. Pourtant, je l’attends au contour, celle-là*****. Tôt ou tard, elle va craquer, renoncer à ce genre de parade, en venir à l’essentiel. Par exemple à son enfance brimée, à la poésie étouffée, à la blessure jamais dite, au simple besoin d’amour-amour. Et nous parlerons des vrais problèmes.

* Comme disait San-A.

** Comme disait Artaud.

*** Là où il n’y a pas de gêne, y a-t-il du plaisir?

**** Auteur de “Psychopathia Sexualis”, bible merveilleusement caduque des perversions sexuelles. Ed. Payot, 1963 (907 pages!). Les passages “hard” y sont rédigés en latin.

***** Comme on dit en Romandie.

(24.10.95/LNQ)