Alors, j’ai beau leur dire de me laisser tranquille, elles n’arrêtent pas, vous savez, docteur. C’est fou ce qu’elles s’acharnent. Elles s’obstinent à me répéter toujours et toujours la même chose, chacune dit qu’elle me hait. “Je te hais, je te hais, tu es détestable et je te hais”. Voilà le genre de phrase qu’elles disent. Non, ce ne sont pas vraiment des voix de femmes, ni des voix d’hommes. On dirait des voix d’adolescents, je ne les connais pas, ce sont toujours les mêmes.
Elles rient parfois, d’un rire plein de sous-entendus, d’un rire entre elles, je sais qu’elles se moquent de moi. Elles disent des méchancetés, par exemple que je suis laide et que je ne suis qu’une roturière. Mais elles sont jalouses, vous savez, elles ne me pardonneront jamais mes origines nobles. Oui, elles m’agacent. Non, elles ne me font pas peur – quelquefois seulement. Oui, quelquefois, elles me font peur, il y a de quoi, puisqu’elles sont capables de lire dans mon cerveau, non? Mais comment vous dire, je me suis aussi habituée à elles, elles me tiennent compagnie. Elles influencent mes gestes, mes sentiments, mes décisions. Je crois même en avoir besoin à la longue. Je sais, ça paraît bizarre, mais elles sont aussi mes amies, et si elles ne se manifestent pas pendant quelques jours, je ne parviens plus à manger, je me mets au lit, je me laisse dépérir – ce qui inquiète énormément ma mère. Et quand tout semble perdu, les revoilà qui reviennent.
Si je les entends dans ma tête? Non, elles viennent de n’importe où. Parfois du plafond, parfois du mur, parfois de la théière qui fume sur la table. Parfois du dossier de ma chaise (je les entends alors dans ma colonne vertébrale, c’est très spécial). Parfois je les entends dans ma main gauche. Elles y vibrent doucement, c’est même agréable, mais elles sont perfides, je ne l’oublie pas. Une fois, elles se sont tues pendant quelques semaines, c’était lorsque mon médecin précédent m’avait donné du halopéridol, vous savez. Soudain, elles n’étaient plus là. Ça a fini par m’angoisser affreusement, parce que je ne pouvais plus vérifier ce qu’elles faisaient. Or c’est important, très important que je le sache, car il y a toute une section des tablettes d’information top secrètes dans mon cerveau – vous savez, je vous en ai déjà parlé – qui ont pour mission de les tenir sous contrôle. Mission spéciale, bien sûr, à moi seule déléguée. Par qui? Par le gouvernement de mon pays, de mon pays réél. C’est pour ça que je dispose d’un compte courant au montant illimité dans une de vos grandes banques – que je ne nommerai pas, vous ne m’en voudrez pas, n’est-ce pas, docteur. And this is a true dilemma, you can understand it, doc.
Aux ateliers protégés, ils ne se doutent de rien. That’s much better. Du reste, vous vous doutez bien que je ne leur ai pas révélé ma véritable identité. Je travaille en silence, je trie les enveloppes qu’on me confie, j’y range les prospectus ou formulaires que je dois ranger, comme tous les autres, sans souffler mot de tout ça. By the way, même lorsque les voix me rendent visite, ça se passe à l’insu de tout le monde. Je ne bronche pas, j’ai l’air absorbé dans ma tâche. C’est d’ailleurs un bon moyen pour moi de dissuader n’importe quel fâcheux de m’adresser la parole.
Plaît-il? Si ça arrive que l’on m’adresse la parole? Bien sûr, beaucoup n’attendent que ça, mais je les ignore tout bonnement. Notez que parfois ça me met mal à l’aise vis-à-vis d’eux, car j’apprécie la politesse, et je m’en veux de ne pas leur répondre. J’ai été éduquée dans un excellent collège, vous savez, et les notes que nous obtenions aux leçons de savoir-vivre comptaient autant que celles de chimie, de physique, de littérature ou de géographie. Mais je ne peux pas tout faire: écouter les voix et répondre aux gens. Et puis je ne sais que trop ce que ça coûte de verser dans la plus abjecte des vulgarités, vous voyez ce que je veux dire, docteur. Vous leur donnez l’ongle de l’index, et eux vous emportent l’épaule. Vous voyez, n’est-ce pas?
(01.03.96/LNQ)