Post-scriptum d’un congrès

Pour une fois, laissez-moi mettre l’accent non sur le patient, mais sur le psychiatre, dans cet humble post-scriptum au congrès européen de l’Association mondiale de psychiatrie, qui vient de se tenir à Genève*. Les 140.000 membres de cette honorable association regroupent plus de105 sociétés nationales de psychiatrie (sur les cinq continents). Près de 1300 participants sont venus à ce dixième congrès. Les sujets traités, extraordinairement hétérogènes (avec pour objectif de trouver un langage commun entre chercheurs et praticiens), allaient de la génétique moléculaire aux effets mesurables comparés des traitements pharmacologiques ou psychothérapeutiques. Sans oublier, ici les questions de bioéthique ou de droits de l’homme, là la demi-vie d’une molécule modifiant le recaptage de la sérotonine dans la synapse. De quoi vérifier, une fois de plus, à quel point la psychiatrie reste une discipline protéiforme. Cela signifie-t-il pour autant qu’elle soit en train d’ »éclater », pulvérisée par une fracture comminutive due à sa propre croissance? Est-il vrai que de cette évolution vers la complexité explique la crise d’identité de certains psychiatres qui, épuisés, découragés, dégoûtés, en viennent à laisser tomber le métier?

Rangeons-les dans une première catégorie. Ce sont ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se sentent dépassés par l’écrasante demande actuelle de soins (dans un monde, disons-le, plutôt déglingué), qui ne reconnaissent plus leur camp dans le foisonnement actuel des doctrines, qui y perdent leur latin, déroutés par la pluralité kaléidoscopique des connaissances à maîtriser pour être « up to date », et qui sont usés par les tracasseries rond-de-cuiresques des assurances ou des autorités visant à réduire le coût de la santé.

Une deuxième catégorie est celle des fanatiques d’une seule école, et qui sont par là classables en plusieurs sous-catégories. Les neurobiologistes se gargarisent d’imageries cérébrales, de clonages génétiques ou de neuromédiateurs chimiques quand ils s’occupent de votre dépression, de votre schizophrénie ou de votre syndrome de dépendance. Les psychanalystes égrènent le chapelet de votre inconscient zizi-panpanoïaque, procèdent à leurs ablutions interprétatives, s’emmitouflent dans la liturgie de vos (et de leurs) fantasmes enfin éclaircis, sans se soucier, il faut le dire, de votre « guérison » (vocable plutôt vulgaire en regard de l’or pur de l’analyse en elle-même). Les comportementalistes vous répètent que tout est simple, et qu’il suffit de changer les présupposés de votre définition personnelle du problème pour que ça baigne, que votre phobie s’envole, que votre boulimie se dissolve, que votre libido se dégèle et/ou se requinque. Les systémiciens passent au crible votre environnement, jaugent les pressions extérieures qui vous accablent, manipulent votre sphère interactionnelle à l’aide de la communication – comme un chirurgien manie son scalpel. L’adepte des thérapies psycho-corporelles, généralement long, hâve, méditatif et melliflue, vous montre comment lâcher prise, ouvrir vos chakras, laisser l’énergie circuler librement, jusqu’à ce que vous éprouviez enfin le frisson nirvanesque.

La troisième catégorie est celle des psychiatres qui se proclament éclectiques et sont heureux de l’être. Ceux-là se moquent bien de combiner des thérapies hétéroclites (tant du point de vue conceptuel que technique), pourvu que le patient aille mieux. Ils savent qu’ils exercent un art difficile, exigeant, frustrant, rétif aux réductionnismes, nourri de contradictions et de saines incertitudes. Leur point de vue est en priorité clinique. Loin d’être découragés, les voilà émoustillés par l’aventure. Je me range volontiers dans cette dernière catégorie. Et qu’on se le dise: avant de me recycler dans le bûcheronnage au Canada, je reste indécrottablement décidé à exercer ce métier passionnant le plus longtemps possible.

* du 23 au 26 avril.

(29.04.97/LNQ)