Le pédophile, sa prospérite, ses avatars

Avec accablement, nos sociétés commencent à prendre conscience du fléau mondial de la pédophilie, de la révoltante manne qu’elle fournit chaque jour à l’industrie du sexe. Un important congrès vient de se tenir sur cette question à Stockholm*, alors qu’un peu partout sur la planète, les arrestations, les découvertes choquantes et les scandales ne se comptent plus. Sont incriminés non seulement des particuliers, mais des associations occultes, des réseaux très organisés de fournitures diverses (Internet, Minitel) et de traite de mineurs, des filières internationales de chair fraîche. Même les gouvernements de quelques nations complaisantes, prostituant leurs enfants aux touristes frémissants jaillis des sex-charters, sont mis en cause.

S’il est permis d’espérer que cet éveil des consciences facilitera la protection des jeunes victimes, on se demande quel sera son impact final sur le pédophile moyen, qu’il soit d’ici ou d’ailleurs. Les méthodes de prévention seront-elles mieux étudiées et renforcées? La justice se montrera-t-elle moins laxiste**? Les dénonciations seront-elles facilitées et prises au sérieux***? Les peines seront-elles plus sévères, sans ajournements irréfléchis ou remises bizarrement indulgentes? Bref, les pédophiles auront-ils enfin peur? Et comment s’en assurer?

D’ailleurs, à quoi reconnaît-on un pédophile? Aucun signe extérieur distinctif. Il n’a pas forcément la bouche veule, l’oeil torve, le geste hagard. Il est même poli, souvent obséquieux, bien mis de sa personne, flagorneur. On le démasque sous les traits d’un jeune homme « de bonne compagnie », d’un businessman fatigué, d’un retraité paisible (le « Monsieur aux bonbons »), même d’un policier, parfois d’un magistrat (il n’y a pas si longtemps, un juge d’enfants espagnol a été arrêté pour pédophilie). A l’instar de l’incendiaire camouflé en pompier, le pédophile use en effet volontiers d’une stratégie de brouillage paradoxale: il se fera éducateur, travailleur social, médecin, directeur d’organismes caritatifs… Comment le circonscrire?

Voyons du côté des ouvrages spécialisés. Les classifications modernes des troubles mentaux le rangent sous la rubrique « paraphilies », nouvelle dénomination des déviances sexuelles ou perversions. Il y trouve sa place aux côtés des exhibitionnistes, des fétichistes, des frotteurs, des masochistes, des sadiques, des travestis, des voyeurs, et d’autres personnages peu sympathiques tels que les scatologues téléphoniques, les nécro-, les zoo-, ou les coprophiles… Il est âgé de 16 ans au moins, et a au minimum 5 ans de plus que sa victime, qui est immanquablement pré-pubère (13 ans au plus). Enfin, on le dit tantôt attiré exclusivement par les garçons, tantôt par les filles, tantôt attiré par les deux, tantôt « limité à l’inceste », tantôt limité à l’enfant ou capable d’alterner avec l’adulte.

Bon. Je veux bien. Mais souffre-t-il? Par exemple, éprouve-t-il un peu de culpabilité, de peur, de remords? Si oui, c’est de meilleur augure: son sens moral (entendez: son « Surmoi ») n’est pas complètement atrophié. De ce fait, il sera moins pervers, moins fou, plus accessible à une thérapie, plus apparenté aux personnalités névrotiques (à moins qu’il ne s’agisse là d’une parade classique et sournoise, habilement utilisée par un avocat pour attendrir les jurés). S’il ne souffre pas – et c’est le cas pour une énorme majorité – il est complètement dépourvu de sens moral, intégralement pervers, et poursuivra son infamie sans sourciller. Aucun traitement ne sera réellement efficace, si ce n’est la contrainte judiciaire et les mesures aversives (il faut plus que tout faire peur au pédophile!).

Comme mes collègues, je l’ai souvent constaté: dans les deux cas, le pédophile a été lui-même victime dans son enfance de séduction, d’abus sexuels, de violences de la part d’un parent ou d’un autre adulte. Cette expérience ancienne est restée gravée dans son identité profonde, installant durablement ses fantasmes et son comportement sexuel dans une gangue obsessionnelle et hostile, qui ne trouve de soulagement que dans un passage à l’acte voluptueux, vengeur et répété inlassablement sur plus faible que lui. De victime, le voilà transformé en bourreau. Séduire un enfant ou le maltraiter sadiquement lui permet de savourer une sinistre revanche, dans un cérémonial dont l’acmé sera un orgasme à la fois hargneux et consolateur.

Mais qu’il soit à plaindre ou à blâmer, le laisserons-nous faire longtemps?

* Un million d’enfants exploités chaque année, selon l’UNICEF.

** En Suisse, la possession de cassettes de pornographie enfantine n’est toujours pas condamnable!

*** Toujours en Suisse, la prescription pour ouvrir une action pénale était de 5 ans jusqu’à présent. Ces derniers jours, la commission juridique du Conseil National vient enfin de se prononcer, à Berne, pour une prescription de 10 ans.

(17.09.96/LNQ)