Le premier jour dieu était là

Ce n’était pas vraiment une porte à tambour. Mais une porte vitrée à double battant, dont un des pans s’ouvrait et l’autre restait bloqué. Aujourd’hui, plus de quinze ans après, c’est devenu une de ces portes à glissière automatique, qui s’ouvrent et se ferment dans un soupir. Elle donne toujours accès au même grand vestibule du bâtiment d’admissions de l’hôpital psychiatrique, juste en face du bassin rectangulaire – avec sa licorne de bronze.

C’est par là qu’entrent ou sortent chaque jour les malades, de leur plein gré ou à contre-coeur. Les infirmiers aussi, le personnel administratif, les assistants sociaux, les ergo, les physio, etc. Et les médecins bien sûr, du professeur à pedigree au petit assistant soucieux de bien tenir ses dossiers et de faire carrière un jour.

C’est en tant que médecin-assistant que j’ai franchi cette porte pour la première fois. Oh, pas pour longtemps. J’avais un « trou » d’une année dans ma formation post-graduée de généraliste. Entre chirurgie et médecine interne, après un peu d’obstétrique, pourquoi pas une année de psychiatrie, tiens? Ça pouvait être utile  dans un cabinet à la Céline, en banlieue, entre deux romans. Faute de Meudon ou de Clichy, je me voyais déjà à Renens, à Lutry, à la Pontaise.

Je faisais mon « admission » à l’hôpital psychiatrique pour « une petite année ». Je ne me doutais guère que j’allais la franchir des milliers de fois, pendant  quinze ans, de jour ou de nuit, calmement ou en courant, seul ou escorté par des infirmiers ou des patients. Je ne savais pas que j’allais choisir de devenir psychiatre.

La première personne que j’ai rencontrée en la franchissant, ce fut Dieu. Un grand type costaud, la cinquantaine, planté au beau milieu du vestibule, au coeur de la rosace du carrelage. Il m’a broyé quelques phalanges, me souhaitant la bienvenue, ajoutant que « la conjoncture » lui semblait favorable. « Appelez-moi Dieu ». Ça faisait un peu bédé, gag, mais c’était vrai. Il se prenait pour Dieu (il se prend toujours pour lui, d’ailleurs). C’était son poste d’observation favori. Il y passait des heures, debout, infatigable, présidant à nos destinées, surveillant les allées et venues. Un roc. Un Atlas à sa manière. Mon premier « fou ». Je l’ai tout de suite aimé. Lui aussi m’a eu à la bonne.  Et je lui dois beaucoup dans mon choix, comme à quelques autres.

Non, en franchissant cette porte, je ne me doutais pas que j’allais, comme bien d’autres soignants ou malades, me « laisser avoir ». C’est qu’elle est redoutable cette porte. Je me moquais du cliché: « on sait quand on entre à l’hôpital psychiatrique, on ne sait pas quand on en sort ».  Et je me trompais. Il y a toujours du vrai dans les clichés. Plusieurs études ont montré en effet, en Angleterre, puis aux USA et ailleurs, qu’en dépit des progrès de la psychiatrie,  la porte d’un hôpital psychiatrique de notre époque fonctionne à la manière d’une porte à tambour (revolving door ). Grâce aux médicaments modernes, les séjours durent moins longtemps  et  les patients – même gravement perturbés – peuvent regagner leurs pénates plus rapidement. Mais ils reviennent plus souvent aussi, refoulés par une société qui tolère peu les écarts de la raison ou de la conduite. Donc, pour une sortie de gagnée, une entrée en retour.

Le plus curieux, c’est que ce phénomène touche aussi le personnel soignant. Combien d’infirmiers, de médecins, de secrétaires vivent mal leur éloignement ! Que ce soit à l’occasion d’une démission, d’un licenciement, d’une fin de stage, d’une retraite ne change rien au problème. Moi-même, je franchis encore souvent cette porte, même si j’ai pris un peu de distance avec cet hôpital, en plantant ma tente ailleurs. Personne ne quitte facilement l’hôpital psychiatrique. Pour qui y a passé quelques temps de sa vie, il  conserve une force d’attraction inexplicable, qui remue des sentiments contradictoires. Presque à la manière d’une famille.

Et chaque fois que je la franchis, cette sacrée porte, Dieu est toujours là, debout, légérement penché, les mains dans le dos. Son sourcil froncé surveille l’évolution  du monde. Je crois bien que c’est avec lui que  j’ai commencé à apprendre le déconcertant métier de psychiatre. Je continue, d’ailleurs.

 (24.09.91/LNQ)