« Vous savez, je suis impossible à vivre. » Etrange formule, du style autogoal. Ses tentatives de suicide avaient succédé aux symptômes physiques (digestifs et cardiaques). Le verdict était tombé : « Dépression. C’est un psychiatre qu’il vous faut. » Elle traversait des périodes de chagrin « inexplicable ». Elle en émergeait en véritable furie, mégère inaprivoisable, « intrigante redoutable ». On me l’envoyait pour la soigner et la « corriger » en même temps. Soudain docile, elle avait accepté. Elle s’attendait à ce que je lui prescrive des remèdes et que je lui inculque des « trucs » pour mieux se contrôler – sans trop y croire. « Moi, les psy, excusez-moi… » Ça a duré trois ans.
Elle était en plein divorce. La quarantaine, mère d’un garçon et d’une fille, elle menait la vie dure à son mari, homme d’affaires posé et bien vu. D’autres psychiatres étaient intervenus, sans succès. On chuchotait le diagnostic de « névrose de caractère ». Tout y était, comme dans les manuels. Impulsivité, éclats d’humeur, besoin d’agir par toutes sortes de scandales, de menaces, d’éclats, au lieu, crénom, de « médiatiser son vécu sur un mode symbolique ». Et aussi la défense par la réalité (« ça me tombe dessus »), l’incapacité d’introspection, de fantasmer, de laisser place à la vie imaginaire (« moi, vous savez, j’ai les pieds sur terre! »). Elle épuisait tout le monde. A cause de son coeur fragile, on n’osait trop la contrarier. Une vraie peste, en somme, qui me fut vite sympathique.
Je lui ai posé des questions sur son enfance, sur sa famille d’origine. « Rien d’intéressant, nous sommes brouillés. » J’ai insisté. Née à Barcelone, dans une famille guindée, elle était l’aînée de deux filles. Sa soeur était « un ange », elle une vilaine au « sale caractère ». C’est en tout cas ce que sa mère et sa tante maternelle avaient dit pendant des années. Ce scenario était connu de leur famille depuis trois générations. Sa mère avait été gentille, sa tante mauvaise, leur propre mère odieuse, leur tante exemplaire, etc. A l’adolescence, elle avait été placée en maison d’éducation. A son mariage, on avait plaint son mari.
Bon. Tout ça était trop bien ficelé. Je me suis borné à l’écouter, à m’étonner parfois, à exprimer de l’intérêt pour tout ça. Je posais sur elle un regard dont elle n’avait guère l’habitude. Un regard qui la considérait avec amitié, qui restituait un peu de dignité à sa personne. Je relevais que ses enfants l’aimaient, que son mari ne parvenait pas à se séparer d’elle, que tous trois avaient certainement compris qu’elle était prise au piège du scenario de sa famille d’origine. Et je concluais chaque séance en disant qu’elle était une brebis galeuse au coeur fidèle. « Moi, fidèle? Allons donc! Je ne supporte pas mes parents! Eux non plus. »
Pourtant, je sentais qu’elle appréciait mon attitude. Je le voyais à la façon dont ses pupilles se dilataient de plaisir quand je lui témoignais mon estime pour sa loyauté exemplaire. Loyauté envers une famille qui avait plaqué une image rigide sur elle, et à laquelle elle se conformait scrupuleusement – pour son propre malheur. Quand je l’incitais à reprendre contact avec sa mère et sa soeur, pour renouer le dialogue, malgré tout ce qui les séparait, malgré leurs refus hautains et humiliants, elle trouvait mon idée grotesque, révoltante. Mais ça la remuait.
Finalement, elle l’a fait, par essais successifs, difficiles. Et les choses ont changé. Moins chez sa mère et sa soeur qu’en elle-même. Elle a commencé à reconstruire son image, en explorant d’autres manières, moins dangereuses pour elle, d’être fidèle. Quand nous avons cessé la thérapie, elle s’était expliquée avec sa famille et s’étonnait de ne pas déprimer pour autant, ni de faire des scandales.
Il n’y a pas si longtemps, elle est revenue me voir, comme ça, pour prendre de mes nouvelles et me donner des siennes. Elle était détendue, encore interrogative sur ses liens familiaux, mais me parlait avec plaisir de ses enfants. Nous avons bu un ristretto délicieux.
Et son père, direz-vous? Etait-il donc mou, lâche et veule, comme le voudrait la règle? Non. Trop doux, trop faible devant cette tribu de femmes. Elle l’avait aimé secrètement. Lui aussi, sans doute. Et elle s’en était trouvé un autre, quasi symbolique. Un père de remplacement. Oh, très provisoirement, juste l’affaire de trois ans.
(08.10.91/LNQ)