Xiang ri yue yi yang liang ge shi jie . En pyjama rayé bleu et blanc, la femme chante bouche, collée au micro du karaoké. “Comme le soleil et la lune, toi et moi appartenons à deux mondes”. Sur la video défilent images et idéogrammes. La voix criarde écorche un tantinet le poème de Su-Rei, chanteuse en vogue sous le ciel du Milieu. Les autres patients, vêtus de pyjamas identiques, dodelinent de la tête, se balancent, esquissent un pas de danse. Les uns nous observent à la dérobée, d’autres nous invitent à chanter aussi.
Ici, à l’hôpital psychiatrique Anding, au nord de Pékin, le karaoké connait un vif succès à l’atelier de danse et de musique. Comme les diverses formes de musicothérapie, d’ailleurs. Forme “réceptive” (rangées de patients casqués d’énormes écouteurs susurrant des airs adaptés à leur état), forme “active” (orchestres improvisés, compositions communes). Est-ce l’impression dégagée par cette ambiance musicale? Les malades ont l’air heureux, ici. Ils sont bien traités, et actifs, comme dans les autres hôpitaux psychiatriques que j’ai déjà visités à Shanghai, Canton ou Quanzhou.
Cong kai shi zhu ding yao ming li . “Dès le début, il était écrit que nous devrions nous séparer à jamais”. Est-ce vrai? Tant de choses nous séparent de leur civilisation, mais tant de choses aussi nous y relient! Où est la vérité? Le refrain me poursuit dans les longs couloirs jaunes et propres. Le Prof Cai Zhuo-ji, superintendant de l’hôpital, est notre cicerone. Nous visitons d’autres salles. Ping pong, gymnastique, ateliers de dessin, de calligraphie, de lecture, de couture. Les oeuvres des patients sont exposées aux murs ou dans des vitrines. A notre entrée, quelques-uns se lèvent et applaudissent, hilares. Leur air goguenard me trouble parfois:se paient-ils notre tête ou sont-ils rééllement amicaux?
Créé en 1914, l’hôpital Anding est affilié à l’Académie des Sciences Médicales de la capitale. Près de 29000 mètres carrés de plancher, 950 lits répartis en trois départements, 750 employés dont une trentaine de professeurs. Cai Zhuo-ji nous décrit, sans ostentation ni arrogance, le fonctionnement de l’institution qu’il dirige. Avec une modestie bien chinoise, il rappelle la qualité de nos hôpitaux suisses, qu’il a eu l’occasion de visiter il y a quelques années.
En Chine, les méthodes de soins modernes sont appliquées conjointement aux méthodes antiques de la médecine traditionnelle. D’un côté, les mêmes médicaments que chez nous, complétés par les soins psychothérapeutiques. De l’autre, l’acupuncture, la phytothérapie, les moxas, les exercices de qigong et de taiji. L’ancien et le nouveau se rejoignent, taoïsme, confucianismne et science contemporaine. Les soins dits “ancillaires” sont particulièrement pris en compte: physiothérapie et travail quotidien dans les ateliers occupationnels. Pas question de laisser le malade inactif ou hébété devant un poste de télévision. Schizophrènes et dépressifs sont vite mobilisés et n’ont guère la possibilité de se retrancher en eux-mêmes. Leur implication dans les activités et la communication est même encouragée par des gratifications diverses (petits drapeaux de couleurs sur le tableau général, affiché aux yeux de tous). Quant à la méthode de diagnostic, elle est sembable à la nôtre, parfois même assistée par ordinateur.
Mais attention, comme pour le soleil et la lune, les différences sont palpables. Prenez la psychothérapie individuelle (psychanalytique ou autre): elle n’a guère d’impact ici, et le cède aux thérapies collectives. Il est vrai que la sphère intime n’a pas beaucoup de sens dans ce pays. Pas seulement à cause du communisme: le réflexe collectiviste y est vieux comme le monde. Il n’est pas rare que le médecin interroge le malade devant toute la chambrée, et les autres patients ne se gênent pas pour intervenir dans le dialogue thérapeutique. (“Non, docteur, je n’ai plus d’hallucinations. – Si, il en a encore eu hier soir, ne le croyez pas!”)
Quoi qu’il en soit, il faut se rendre à l’évidence: les patients psychiatriques sont bien traités en Chine. Avec humanité, bienveillance et intelligence. Ceci choquera certainement nos inévitables censeurs d’Occident, nos détracteurs habituels de Chine, prompts à blâmer les exactions du gouvernement, à dénoncer les abus et les cruautés (comme si l’Occident en était exempt!). Tant pis pour eux. La Chine n’est pas réductible à un ramassis de cruautés et d’aberrations*. Et la qualité de sa psychiatrie pourrait nous servir d’exemple à plus d’un titre.
* Les curieux de la société chinoise écouteront avec profit la prochaine conférence du Prof. J.F. Billeter, Dépt. de Chinois, Univ. de Genève). La conférence s’intitule “Entretiens sur la pensée chinoise et son histoire”. et aura lieu à Pully-Lausanne Collège A. Reymond, salle de projections, à 20h15, le vendredi 26 janvier. Renseignements Fondation Ling (021-312.09.51).
(23.01.96/LNQ)