Répit dangereux

Avec quelques collègues, nous préparons une rencontre sur nos « worst of » en hypnose. Et je revois cette femme en mémoire.

Elle ne savait pas en quoi consistait rééllement l’hypnose. Elle s’en faisait tout au plus l’habituel schéma du “dormez, je le veux”, caractéristique de l’hypnose de télévision, de music-hall et autres foires. Son médecin m’avait demandé d’essayer de calmer ses douleurs par cette méthode. Depuis deux ans, le traitement se résumait à l’administration de quantité d’anti-inflammatoires et d’analgésiques puissants. Or, non seulement sa périarthrite continuait à la persécuter, mais l’usage quotidien de médicaments avait fini par installer une toxicomanie secondaire.

En l’apercevant, je notai la discrète voussure de l’épaule droite sous la veste, et cette façon de pencher légérement la tête. Elle avait hésité à venir, me confia-t-elle, redoutant de tomber sous l’emprise de quelqu’un. Comme je lui assurais qu’elle conserverait une parfaite maîtrise de ses actes sous hypnose, elle me parla de ses autres appréhensions. Pourrait-elle perdre la raison? Avouer des choses gênantes qu’elle regretterait ensuite? Ne plus « se réveiller”? Mais non. Si elle me parlait plutôt de son calvaire?

Elle me décrivit l’épouvantable tenaille qui lui broyait l’épaule, la hantise du moindre mouvement, le soulagement incomplet et trop bref donné par les pilules ou les injections, le rétrécissement progressif de sa vie autour de ce supplice. Elle ne travaillait plus, ne tenait plus sa maison, était devenue dépendante de son époux et de sa fille. Ni la télévision, ni la lecture, ni la musique ne pouvaient la distraire. Seuls – allez savoir pourquoi – les documentaires d’équipées en mer lui apportaient quelque réfonfort.

Je lui demandai de me décrire sa douleur telle qu’elle la ressentait en cet instant-même. Elle le fit longuement, déroutée par mes questions détaillées, par l’intérêt minutieux que je portais à toute nuance, aux variations d’intensité de la douleur pendant notre conversation, aux sensations qui l’accompagnaient, et jusqu’aux “couleurs” ou “textures” subjectives de cette douleur. Elle vérifia qu’elle pouvait, à volonté, sans effort, amplifier sa douleur par paliers successifs, puis l’atténuer de la même façon (oh, juste ce qu’il fallait, cinq pour cent, dix pour cent, pas davantage).

Lorsque je me mis à l’interroger sur d’autres sensations, plus anodines, situées ailleurs dans son corps, sa respiration ralentit légérement et les muscles de ses sourcils se relâchèrent. Oui, elle pouvait sentir la chaleur du fauteuil contre son dos, le contact du sol sous ses semelles, le grain de sa jupe sous la pulpe des doigts. Oui, elle remarquait que son coeur battait plus lentement, que son dos s’abandonnait davantage au dossier du siège. “Et maintenant, dites-moi comment vous pouvez sentir la température de l’air dans vos narines, lorsque vous inspirez, lorsque vous expirez.” Fraîcheur, chaleur. Fraîcheur, chaleur. Bien, continuons.

Quelles autres sensations? Pouvait-elle, les yeux fermés, imaginer le mouvement de l’air dans sa bouche, son pharynx, sa trachée, ses bronches, ses alvéoles pulmonaires, jusqu’aux membranes diaphanes, accolées aux capillaires sanguins? Pouvait-elle “voir” le passage de l’oxygène et des autres molécules de gaz, leur fixation à l’hémoglobine? Mesurait-elle l’extraordinaire ampleur de la surface alvéolaire, aussi vaste qu’une voile de navire – voile paresseusement gonflée par une brise timide, puis par l’air du large qui inondait ses bronches?

Détendue, elle souriait, yeux clos, rendue à une extase oubliée. “C’est curieux, dit-elle à moment donné. Je sens tout mon corps, c’est très agréable. Voilà longtemps que ça ne m’était arrivé. Et… je n’ai plus mal, je ne sens plus du tout mes douleurs.” Elle ouvrit brusquement les yeux. “C’est bizarre.” Brève lueur d’effroi dans son regard. Bon. Pas de hâte intempestive. Il était temps de récupérer sa douleur*. Elle se concentra. Voilà, ça marchait: pénible, familière, rassurante, la douleur revenait.

Quant à elle, elle ne revint plus.

* « Je sais que la douleur est la noblesse unique » (Baudelaire).

(06.02.96/LNQ)