Les inachèvements de Reinhardt

Curieux métier. Les gens viennent, s’en vont, reviennent, s’en revont. S’ils viennent, c’est d’abord parce qu’ils souffrent, mais aussi (et c’est l’essentiel), pour tenter de saisir leur vérité, en la traquant sous les symptômes qui les ont amenés à consulter). Mon rôle consiste, sorte de psychopompe, à accompagner chacun d’eux dans ce voyage vers ses tréfonds, parfois en le précédant, le plus souvent en lui emboîtant le pas, en me mettant “dans sa roue” (comme cela se dit de coureurs cyclistes se disputant une étape). De loin en loin surgit soudain une expérience chargée de vérité: souvenir inattendu, prise de conscience subite, émotion longtemps réprimée. Larmes, cris, rires, illuminations, regrets. Aurions-nous touché au but? Non, une découverte annonce la suivante, et une vérité peut en cacher une autre (comme cela se dit des trains en France). D’incessantes étapes balisent l’itinéraire. Perspective en abîme, escalier piranésien qui s’enfonce dans la nuit personnelle.

Comment justifer de tels inachèvements? Comment expliquer que cette forme de recherche ne connait pas de fin? Plutôt que de vous précipiter sur les classiques de la psychiatrie ou de la psychologie, ouvrez le livre qui sort ces jours-ci sur Reinhardt, l’artiste-peintre, le Maestro de quelques très riches heures de Lausanne et d’ailleurs. Et vous verrez. Vous verrez comment un artiste est un véritable expert en la matière, comment l’expérience de l’inachèvement est son lot quotidien.

A chaque page tournée, ou presque, formes et couleurs vous sauteront au visage, vous glaceront, vous écorcheront, vous réchaufferont, vous feront respirer leur atmosphère propre. Cet homme peint pour toucher vite, fort, sans regret ni pudeur – comme on porte un coup d’estoc ou qu’on décoche la flèche du Parthe. Ici et là, dans la trame tourmentée, se profilera une silhouette. Autant d’ombres indécises, saisies dans leur incomplétude, en train de surgir d’une matière dense ou incandescente, ou de s’y enliser dare dare. Vos yeux croient les saisir, mais elles vous échappent. Et si, par agacement ou lassitude, votre regard feint de les ignorer, voilà qu’elles vous aimantent encore et vous aspirent dans leur mystère.

Ce livre est une belle réussite *. Il a été consacré à Reinhardt par un groupe d’amis et de donateurs, sous la houlette d’Yves Trisconi, grâce à l’enthousiasme de Laurent Cocchi, aux talents de Christophe Gallaz (qui signe deux textes) et de Jacques Dominique Rouiller (qui signe un texte, des photographies et quelques reproductions). Un homme de plume a recueilli les propos du peintre, en s’effaçant pour mettre en valeur le ton de la confidence naturelle de l’artiste. Au fil de l’ouvrage, comme faufilées aux oeuvres peintes, celui-ci nous livre quelques-unes de ses pensées, banales ou inspirées, amères ou drôles, pénétrantes ou naïves. Ici et là, en filigrane sous le solipsisme affiché, sous l’ironie et la provocation âpre, luisent (variantes verbales de ces traces d’or qui cinglent les à-plats sombres de quelques toiles) une ou deux apories tendres, des élans généreux et candides, comme jaillies d’une enfantine de Mozart. Et voilà qu’il nous confie soudain que peindre, pour lui, est une façon de s’étonner, que ce n’est jamais lui qui décide mais la toile, qu’à sa “peinture multicouches” répond en miroir sa “personnalité multicouches” – bref, qu’une toile “n’est jamais terminée”.

Je les reconnais, allez, ces silhouettes précaires. A leurs inachèvements mêmes, à cette façon d’apparaître pour mieux disparaître. Et lorsque je referme ce livre-miroir de notre condition d’arpenteurs égarés, c’est comme si je m’étais lavé la rétine pour mieux voir le monde. Où est donc l’ultime “couche” de Reinhardt, l’ultime « couche » de chacun d’entre nous? A quoi donc ressemble-t-elle? Existe-t-elle réellement là-bas, sur l’horizon? Ou bien est-ce une chimère de plus?

* © Laurent Cocchi. Les Amis de Reinhardt. p.a. Rue Caroline 3, 1003 Lausanne. En vente chez Payot Lausanne (rue de Bourg), Reymond (Lausanne et Neuchâtel) et à la librairie de l’Age d’Homme.

(19.12.95/LNQ)