J’entends parfois dire que les psychiatres se désintéressent du corps. Que le fonctionnement mental n’a pas de corrélation significative avec le corps. Que celui-ci, avec sa peau, ses muscles, ses os, ses organes, ses tissus, ses humeurs, reste décidément le fief des autres spécialités médicales. Balivernes. Il va de soi que le corps est omniprésent dans toute relation psychothérapeutique, même si (ou d’autant plus que) son étalage n’y est pas habituel. C’est la manière de s’y référer et de le « lire » qui change.
On ne dévoile pas son corps au psychiatre de la même façon qu’au généraliste, au chirurgien ou au dermatologue. On ne lui exhibe pas ses bobos, ses boutons, son fond de gorge, son coeur, ses poumons ou ses entrailles. Et le psychiatre n’utilise que très rarement un stéthoscope, un abaisse-langue ou un marteau à réflexes. Il ne s’affuble pas d’une blouse blanche : nul besoin, puisqu’il ne se salit pas les mains et ne colporte pas de germes dangereux. Psychiatre et patient se touchent peu, bougent peu. Le toucher est d’ailleurs tabou, entre eux (enfin, en général). Après une poignée de mains, ils prennent place et se contentent de converser le plus clair du temps.
L’art de la conversation est ici le support même du traitement. C’est la parole qui soulage le patient, le libère de ses hantises, modifie son état d’esprit, réoriente ses idées, réorganise ses sentiments, ses convictions, ses images, son expérience de lui-même et du monde, à travers sa relation avec le thérapeute. Comme me disait une fois, assez justement, une collègue chinoise: « Je vais t’envoyer ce bonhomme, moi j’ai tout essayé sans résultat. Il faut que tu parles avec lui pour lui changer un peu la tête ». Les principaux instruments du psychiatre sont l’écoute et la parole, les arguments du coeur, de la raison, de la folie.
Mais alors, direz-vous, le corps dans tout ça? Et bien, il est omniprésent, mais comme en filigrane, au second plan. D’abord par les comportements mimiques, gestuels, posturaux, rythmiques, qui prennent souvent la forme d’aveux silencieux, de suppliques muettes, de vitupérations musculaires, d’arguments sans mots, chargés de compléter le discours verbal, de souligner les contradictions inconscientes, de dire ce que les mots ne savent dire. La partie du corps la plus active, en l’occurrence, c’est la bouche. On s’en serait douté. C’est elle qui organise en même temps le discours et la relation avec le thérapeute. Elle est centrale, sur la scène psychothérapique, un peu comme dans certaines pièces de Beckett, quand le projecteur troue l’obscurité pour n’éclairer que la bouche d’un personnage. Langue, lèvres, dents, palais et cordes vocales s’activent, modulent le souffle et la voix, donnent naissance à toutes les significations nécessaires. Dans la périphérie immédiate, voici le visage, avec ses moues, ses mimiques, ses nuances expressives, sans parler des yeux (ah, tous ces regards que vous croiriez muets!).
Le reste du corps? Il se tient habituellement tranquille, dans un fauteuil, parfois sur un canapé ou un divan. Mais le comportement gestuel et postural poursuit la communication à un autre niveau. Par exemple, la façon de tirer sur une jupe pour cacher ses genoux ou pour les dévoiler davantage, la façon de croiser ou de décroiser jambes et bras, à certains moments, selon que l’on se ferme ou que l’on s’ouvre à autrui. La manière de joindre les mains derrière la nuque, ou sur la tête, dans une attitude-cliché de décontraction fausse ou vraie. Sans oublier les comportements d’auto-contact du type grooming* : se gratter, fouiller dans son nez ou ses oreilles, triturer ses mains, titiller ses cheveux, se ronger les ongles et autres conduites psychomotrices destinées à apaiser l’anxiété. Plus intéressants encore, ces moments où psychiatre et patient adoptent inconsciemment une posture dite « en écho » (signe d’évidente connivence entre eux, à cet instant)**.
Il y a aussi ceux qui restent immobiles, très contrôlés dans leurs mouvements, statuaires, tragiques comme des Giacometti, comme s’ils cherchaient à exclure leur corps, à le rendre absent à force de pétrification. Ceux-là se trahissent souvent d’une autre manière, par nombre d’expressions langagières et de lieux communs qui se réfèrent au corps. Que de métaphores, alors, qui laissent pensif et alimentent la théorie dite du « choix de l’organe » (par exemple dans la conversion hystérique ou les maladies psychosomatiques). Je pense à cet apparatchik de nos institutions, déprimé et perclus de rhumatismes, le cheveu aplati, la cravate alanguie, le corps voûté par les courbettes, qui me confiait un jour combien il en avait « plein le dos » des humiliations. Ou à cette migraineuse chronique qui n’osait jamais se mettre en colère de crainte de « perdre la tête ». Ou à cet étudiant affligé de recto-colite ulcéro-hémorragique qui se plaignait de ses parents « chiants » comme tout. Ou, plus cocasse, à cette femme frigide qui confessait à un collègue qu’elle ne savait « par quel bout » empoigner son problème.
Passons sur les corrélations symboliques d’autres expressions plus corsées encore, et abrégeons. Tout psychiatre sait bien que le corps contamine inconsciemment le discours, et vice-versa, et qu’à la rhétorique des mots répond une rhétorique du corps. Mais si vous qui me lisez, vous êtes encore de ceux qui en doutent, laissez-moi vous dire que vous vous fourrez tout simplement le doigt dans l’oeil. Et je pèse mes mots.
*terme d’éthologie animale, puis humaine, désignant les comportements d’épouillage, sur soi ou sur autrui.
** on peut relire utilement les livres de Desmond Morris sur ces questions.
(26.01.93/LNQ)