En voilà un qui ne se fera jamais prier pour venir à son rendez-vous. De son point de vue, je ne le vois jamais assez, même à la cadence soutenue d’une fois par semaine. Il viendrait volontiers chaque jour, et même deux fois plutôt qu’une. Il n’entre pas vraiment dans mon cabinet: il s’y rue, avec la détermination d’une division de panzers. Et il arrive toujours en avance. Je reconnais invariablement son pas lourd dans le couloir et le petit frémissement plaintif de ma lampe halogène. Ça ne l’ennuie guère d’attendre. Il connait par coeur les bandes dessinées de ma salle d’attente, mais ne s’en plaint pas et les relit scrupuleusement. Sans être un obsessionnel caractérisé, il est friand de rituels.
Bien que spacieux, mon bureau se rétrécit d’un seul coup lorsqu’il s’y engouffre. L’air s’y raréfie et j’éprouve parfois la sensation alarmante qu’il n’y aura pas assez d’oxygène pour les deux. Il est tellement goulu, le bougre! Goulu d’air (il respire comme une forge), goulu de paroles, goulu de nos rencontres. Non que je sois un psychiatre exceptionnellement intéressant, il est tout aussi goulu de ses autres médecins. Au début, je croyais que c’était moi qu’il recherchait, notre relation thérapeutique si bizarre, parce que c’était moi, parce que c’était lui. Erreur présomptueuse: il boulotte régulièrement, et de front, trois ou quatre autres médecins. Un allergologue, un généraliste, un gastroentérologue, et même un chirurgien (auquel il s’est attaché depuis son appendicectomie). J’oubliais son pédiatre, qu’il continue à consulter, à trente ans passés, parce qu’il prescrit le meilleur sirop contre la toux (je veux dire celui qui a le meilleur goût).
Chaque fois qu’il me quitte, ses yeux prennent une expression navrée. Il traîne la patte, se retourne plusieurs fois, vérifie la date de son prochain rendez-vous ou le libellé de l’ordonnance, revient dans mes jambes. Je ne sais pourquoi, il me fait penser à un terre-neuve, une sorte de grand labrador mouillé, compagnon idéal du chasseur matinal en Irlande du sud. Je sais qu’il n’a pas d’amis, que l’essentiel de son temps s’écoule devant son ordinateur, au travail, ou chez ses parents. Les femmes le laissent froid. Ses fantasmes sexuels se concentrent sur la vendeuse de la petite confiserie-pâtisserie chic de son quartier. Il est hanté par son énorme poitrine toute laiteuse. Les autres femmes lui font peur, hormis sa mère. Bien entendu, il est puceau et sujet à l’acné, autant qu’un enfant de choeur presbytérien. Il pratique une masturbation propre et méthodique, ne s’épanchant jamais ailleurs que dans l’un des mouchoirs brodés à son intention par sa marraine.
Corpulent, grand, tête poupine sur un corps de lutteur sumo.Il joue du violon, instrument qui devient ridicule entre ses grosses pattes et sous son menton en galoche. Une fois, il l’a apporté avec lui pour me le montrer. Il le couvait des yeux, avec une sorte de gourmandise. Je me suis dit qu’un jour, il le mangerait. Manger est son activité favorite. La manducation est sa façon de se sentir vivant, d’exister vraiment. Erotisme oral, diraient les psychanalystes. Et c’est tellement rassurant, ce mouvement répétitif des mâchoires, le malaxage de la nourriture entre les dents, le jeu de palais et de langue, le coup de glotte final, hop. Le bol alimentaire n’en est pas encore au pylore qu’il enfourne une nouvelle bouchée. Cet acte même l’apaise, c’est son meilleur anxiolytique. Pourtant, les médicaments, ça le connait. Mais l’acte de les ingérer compte davantage que leur finalité chimiothérapeutique. Il dit d’ailleurs qu’il a « mangé » tant de somnifères ou d’antibiotiques. Sa pharmacodépendance, je devrais dire sa « pharmacophagie », il l’a acquise de bonne heure. Il consomme des médicaments depuis la prime enfance. Il était souvent malade, sa mère l’a considérablement nourri, soucieuse de le doter en vitamines, en oligo-éléments, ou en calcium, l’initiant durablement aux joies du gavage.
Il adore les pharmacies et les cabinets médicaux, se sent tout de suite mieux dans les rues et les quartiers qui ont une forte concentration en médecins. Lorsqu’il voyage, la première chose qui l’intéresse dans une ville, c’est de repérer l’emplacement des pharmacies de garde, des hôpitaux et des services d’urgence. Une fois, il m’a envoyé une photo carte-postale de Rob Huibers représentant une rue de Konya, en Turquie, sur laquelle se bousculaient les enseignes des « doktor » du coin. Il avait griffoné ces mots au dos: « Enfin des lieux où l’on retrouve confiance dans la vie! »
Sa bouche est son organe essentiel, c’est par son truchement qu’il appréhende le monde. Ses grosses lèvres sont des pseudopodes, sa langue rose et luisante un tentacule, et le clavier radieux de ses dents une sorte de clapet, ou de herse, qui se rabat sur l’univers de choses qu’il enfourne. Un jour, il me mangera, si je n’y prends pas garde.
Comment ça se soigne, cette maladie? En le privant à petits coups, en le sevrant, comme sa mère ne l’a jamais fait. Une façon comme une autre de le faire grandir un peu, de dépasser le stade du sein, pour trouver des alternatives à cette ingestion du monde et des relations protectrices. D’un rendez-vous à l’autre, je m’échine à trouver des intermédiaires, et je ne sais quelles transitions entre lui et moi. Mais à feu doux, en faisant revenir lentement. Frustrations à petites doses. Ça prend du temps.
Cinq ans que ça dure.
(16.11.93/LNQ)