Une jolie poupée

Trentaine svelte, coiffure Louise Brook, chemisier cobalt, tailleur de lin, bas gris perle, jeu de genoux. Déprime, vraiment? Non, pas exactement, plutôt une crise, un malaise incompréhensible. Pour la première fois de sa vie, elle flanche, elle se sent inconsistante. En apparence, tout va bien. Elle poursuit avec le même brio son travail de market-analyst dans une multinationale. Elle accompagne toujours son mari, dentiste coté, chaque début d’hiver aux Maldives, pour un peu de plongée sous-marine. La même gouvernante à pedigree veille immuablement sur ses deux têtes blondes. Et de quoi peut-elle se plaindre, quand elle sait que, envers et contre tout, sa Porsche restera assortie à ses yeux indigo ou que ses chats abyssins feront la joie des invités? Elle a « tout pour être heureuse », et pourtant. Depuis quatre cinq mois, bizarres impressions de morcellement. Elle s’observe dans le miroir sans se reconnaître, et son joli corps se sent comme inhabité. Elle me raconte ça chaque mercredi, et j’ai fini par identifier son pas nerveux, le cliquetis des cintres du porte-manteau, sa petite toux de fumeuse dans la salle d’attente.


Bon, elle est mignonne. Et alors? « Tu verras, elle est belle, intelligente et riche, haha ». C’est ce que susurrait au téléphone la voix suave et pleine de sollicitude du confrère interniste qui me l’envoyait, après avoir essayé – en vain – les antidépresseurs. Un cadeau, en somme, une Yarvis*. D’habitude, ça m’ennuie. Mais avec celle-ci, allez savoir pourquoi, ça passe mieux. A cause de son petit nez effronté? de son regard clair? de sa voix un peu cassée? de son angoisse trop contenue? de sa façon de me dire « et puis voilà… je ne sais plus »? Eh bien, comme elle, je vous dirai que je ne sais pas, voilà, je ne sais plus. Elle m’est finalement sympathique. Un leit-motiv, vous dis-je, un tic. Elle me raconte sa semaine, lamine son récit de réflexions désabusées ou inquiètes, se tait, tourne ses yeux indigo vers moi, et dit « voilà, je ne sais plus ».


Elle sait seulement qu’elle ne se sent plus elle-même. Elle a subitement conscience de tricher. « Je joue dix personnages, cent, mille. » Mais ça ne l’amuse plus de mettre dans sa poche qui vous voudrez. Maligne en diable, terriblement efficace au travail, apte à s’adapter à n’importe quel partenaire, sa force de conviction embobine les plus endurcis. Dans la boîte, les femmes blêmissent, jalouses à qui mieux mieux quand elle fait son entrée dans une bureau. Ça la flatte, ça l’amuse. Les messieurs, eux, du stagiaire rougissant au cadre à rouflaquettes, lui font naturellement une cour transie. Ça la fatigue, à la longue, ces succès toutes catégories. Petit moue désenchantée sur ses lèvres carmin. « Il y a quelque chose qui cloche. On dirait que je suis condamnée à être heureuse. Je m’entends vous dire ça, et j’en ai un peu honte. Vous devez voir d’autres gens, qui ont de vrais problèmes. » Allons, je connais cette chanson. Qu’elle m’en dise un peu plus sur cette impression d’être condamnée au bonheur. Condamnée par qui?


Par qui? Cette question la laisse rêveuse. Elle ne pensait à personne, elle parlait de ça comme on parle du destin, de la fatalité, du karma et de toute cette sorte de choses. Elle a même consulté une de ces astrologues qu’on se refile entre gens de bonne société. Voilà qu’elle se met à évoquer, comme en passant, sa mère, femme excessivement dévouée, qui l’a élevée toute seule et a sacrifié sa vie pour elle. « Elle m’a tout donné, elle s’est essorée pour moi. » Jouets et peluches rares, collèges pour jouvencelles en jupes plissées et bas blancs, stages linguistiques à l’étranger, leçons d’équitation et de bonnes manières, universités et instituts de marketting, jacuzzi et brunchs, foulards Hermès, briquets d’or guilloché, stylos Mont-Blanc, j’en passe. Signes extérieurs de succès, en Vuitton en voilà. Clichés en Benetton armé.


Elle aime sa mère. Elle le dit d’une voix forte, comme pour s’en convaincre elle-même. Et si c’est elle qui, aujourd’hui, prend soin de sa mère, ça ne l’empêche pas de lui demander encore conseil, pour ses têtes blondes, ses chats abyssins, ses réceptions mondaines ou ses conflits conjugaux. « Je suis toujours d’accord avec elle. Elle me connait si bien. » Ah? Si bien que ça? Et d’où vient ce couac dans sa voix? Elle se râcle la gorge, lève les sourcils, très Louise Brook. « C’est vrai que, ces temps-ci, ça m’agace d’être toujours en si bonne intelligence avec elle. Elle m’énerve, et ça me surprend, et je suis bien incapable de le lui dire. Enfin, je ne sais plus, aidez-moi un peu. »


Alors, moi, que voulez-vous, je l’aide un peu. Je scande : Mirror, mirror on the wall, Who’s the fairest of them all ? Je la provoque dans ses comportements plaqués, j’amplifie l’ambiance « contre » entre nous, pour briser le masque que reflètent chaque matin les miroirs de sa salle de bains design. Je saisis son mal actuel comme une balle au bond. La perplexité est une opportunité thérapeutique pour les personnalités du type faux-self décrites par Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique, connaisseur en mères (by appointment to Her Majesty the Queen). Elle permet de réaliser jusqu’à quel point on a été jusque-là un « appartement loué », comme dirait Michaux**. Mieux vaut alors se précipiter dans la brèche que la colmater, si on veut se dévoiler à soi-même, se réapproprier sa personne, hors d’une mère aux amours tentaculaires, ou d’une société obsédée par le look et l’euphorie mercantile.


D’ailleurs mon petit doigt me dit que nous sommes sur le bon chemin, elle et moi. Bientôt, qui sait, elle pourra jeter aux orties la petite Barbie qui plaisait tant à sa mère.


*Yarvis: young, adult, rich, verbal, intellectual, sexual: prototype de patiente idéalisée, à ce qu’il paraît, par les psychothérapeutes de Manhattan (East Side).
**Henri Michaux, Poteaux d’angle, Gallimard, 1981. Livre de chevet roborant pour tous ceux qui doivent découvrir les bienfaits du »contre ».

(19.10.93/LNQ)