Un sinologue américain chasseur de rituels

Notre époque voit fleurir nombre de chasseurs d’un nouveau genre: les intellectuels de terrain. Ainsi John Lagerwey, qui traque le rituel taoïste en rase campagne chinoise. Agé de 46 ans, ce sinologue américain de souche hollandaise, vit à Paris, après avoir fait ses universités au Michigan, à Harvard ou à Leyde. Sujets de prédilection: lettres anglaises, philosophie et langue classiques chinoises, littérature vernaculaire. En outre, depuis quelque vingt ans, il fait de fréquents séjours en Chine. Au cours de la décennie qui vient de s’écouler, il a étudié en particulier la survivance des rituels religieux les plus anciens. Il vient de consacrer à ce sujet un nouveau livre, d’une extraordinaire densité, remarquablement illustré, « Le continent des esprits, la Chine dans le miroir du taoïsme », et il donne une conférence sur ce thème demain soir, à Lausanne.

De la maisonnée au temple, en passant par la montagne, il est question dans son essai des rituels propres à toute la communauté. Que ce soit pour guérir la maladie ou pour accompagner la mort, on nous décrit minutieusement les sacrifices propitiatoires, les exorcismes à l’eau lustrale et au feu, les cérémonies sacrées à ciel ouvert (le toit de la maison gêne la communication avec les esprits). Tout ça dans une ambiance de brûle-parfums, de chants alterné et autres stratégies « démonifuges » très colorées. Plus loin, c’est le pélerinage sur les montagnes sacrées qui devient l’objet d’analyse, sur fond de nuages-souffles vitaux crachés par les grottes-ciel. Le pélerin porte sur son dos un miroir dans lequel se refléteront les esprits favorables ou défavorables. La transe du lecteur est amplifiée par l’alchimie des photos.

Ces rituels nous paraissent à la fois lointains, exotiques en diable, et singulièrement familiers. Nos vêpres, cultes, génuflexions et signes de croix sont bel et bien les cousins de cette liturgie. De carêmes en ramadans, de septuagésimes en dimanches des rameaux, nous baignons dans des rituels analogues. Lagerwey était préparé de bonne heure à cette approche universelle des rituels. Venu du calvinisme, il a pris le baptême catholique, tout en louchant sur le judaïsme (« le monothéisme est une machine à intégrer, pas à rejeter »). Après mai 68, il se décrasse les méninges dans le structuralisme de Lévi-Strauss et de Lacan et ouvre son esprit au regard anthropologique. Imprégné de Laozi et de Zhuangzi, il suit à Paris les cours de Schipper – dont l’influence sera déterminante sur son orientation sinologique. Enfin, dès le début des années 80, sa fougue de chercheur l’entraîne sur la piste des rituels.

Un rituel, c’est du solide. C’est un langage plus riche que le discours, car il structure l’expérience, qu’on en soit conscient ou non. En Chine précisément, le taoïsme est une religion sans discours et son seul langage est le rituel. Ce point a bouleversé Lagerwey, qui avait développé des méthodes d’analyse grammaticale, mais cherchait une autre « grammaire », plus vivante, des relations sociales religieuses. En Occident, on pense peu à la religion en termes de rituels. Lagerwey, lui, y voit d’abord un système de pratiques, qui précède le système de croyances.

Pour illustrer son dernier livre, Lagerwey a puisé dans ses propres photos comme dans l’excellente iconographie de Patrice Fava, autre arpenteur de Chine que Connaissance du Monde nous a présenté récemment à Lausanne. On se prend vite à rêver en ouvrant ce livre, « Le Continent des Esprits », préfacé par le R.P. Larre, jésuite sinologue et directeur de l’Institut Ricci à Paris. Je l’ai lu à Chandolin, village le plus haut d’Europe habité à l’année. C’était à deux pas du chalet d’Ella Maillart, à trois pas du ciel, à quatre pas de la Chine – direction Sud-Est. Tenez, ça sentait bon la montagne sacrée, entre les mélèzes et les arolles. Et quand la cloche a sonné à la petite église, je me suis dit: Vingt dieux, tu vas manquer la messe!

* « Le Continent des Esprits, la Chine dans le miroir du taoïsme », éd. La Renaissance du Livre, Bruxelles.

** Palais de Rumine, auditoire XV, 20h15; renseignements à la Fondation Ling, tél. 021.312.09.51.

(19.03.92/LNQ)