Douleurs rebelles : les mots sous les maux

Depuis des années, il souffrait de violentes douleurs dans la nuque, irradiant dans les tempes et les mâchoires. D’orthopédie en chirurgie maxillo-faciale, dix-huit spécialistes se sont renvoyé le puck, essayant à qui mieux mieux de circonscrire la cause de ces douleurs. On l’a palpé et scannerisé sous tous les angles, sans trouver de lésion sérieuse. On lui a administré anti-inflammatoires et anti-douleurs, on lui a prescrit de la physiothérapie en veux-tu en voilà. Rien, aucun résultat. Il continuait à se plaindre (calmement, certes, mais avec une obstination exaspérante). Les médecins parlaient d’ « algies rebelles ». Lui espérait je ne sais quel miracle, sans récriminer, se bornant à faire « aïe! » lorsqu’on mobilisait sa colonne cervicale.


A la consultation pluridisciplinaire de la douleur, un aréopage d’experts a fait le bilan. Les visages se sont tournés vers le neurologue, puis vers le psychiatre, et l’on a conclu que ces douleurs étaient de toute évidence d’origine psychologique. On a débattu des bénéfices secondaires liés à ces symptômes, on a subodoré l’éventuel « malingering » (ou simulation), on a pontifié sur la distinction entre une conversion hystérique, une hypocondrie vulgaire, ou une maladie psychosomatique. Dans tous les cas, la seule sanction (!) thérapeutique qui s’imposait était une psychothérapie.


Il a reçu ce verdict avec un ahurissement candide.

- Une psychothérapie? Qu’est-ce que c’est?

- Ça veut dire que vos douleurs sont d’origine « nerveuse » et que vous devez voir un psychiatre, lui a expliqué son médecin généraliste.

- Un psychiatre? Est-ce que ça veut dire que je suis fou?

- Meunon, meunon. C’est juste pour les nerfs.

Bref, c’est ainsi qu’il est venu me trouver.


Un père placide, la cinquantaine finissante. La nuque raide, le port de tête à la von Stroheim (en moins intimidant et sans minerve). Lors de nos premières rencontres, il était décontenancé et méfiant.


- Que dois-je faire, docteur?

- Parlez-moi de vous. De votre vie.

De lui, il n’avait pas grand chose à dire, à part ses douleurs qui avaient tout envahi, au point qu’il n’en dormait plus et qu’il devait s’abrutir de somnifères. Quant à sa vie, il ne voyait rien de bien intéressant à me narrer. Une vie « sans histoire ». Le train-train quotidien d’un fonctionnaire PTT gentil et sans tracas. A la maison, tout allait bien, la routine habituelle sur fond de papotage conjugal. Ici ou là, une partie de cartes avec les voisins, une escapade en Italie à la belle saison. Un Monsieur-Tout-le-Monde, en somme.


Etait-il heureux? Bien sûr, drôle de question. Jamais le cafard? Parfois, à cause de ces sacrées douleurs et de l’impuissance des médecins. Se souvenait-il de ses rêves? Nenni. Lui arrivait-il de rêvasser au moins? Non plus, ou si peu, quand le chat venait se frotter contre ses jambes, le soir. Etait-il parfois en colère? Du tout. Un père placide, vous dis-je. Une vie sans problème. Dans son discours, pas trace de sentiments. Une sorte de procès-verbal, une description factuelle des événements, comme si ceux-ci étaient dénués de toute saveur. Aucune place laissée à l’imaginaire, pas le moindre morceau de fantasme à me mettre sous la dent. Les psychiatres parlent, dans ces cas, de relation »blanche », d’humeur « sans mot », bref d’alexithymie si l’on reprend le vocable forgé par Sifneos*. Ils décrivent aussi une pensée de type « opératoire »**. Comme si les personnalités à profil psychosomatique étaient affligées d’un véritable bâillon émotionnel.


Sa résignation passive, sa soif de conformisme, son manque d’imagination me le rendaient un peu ennuyeux. J’avoue qu’il m’arrivait de bâiller parfois, de penser à autre chose quand il me décrivait, pour la centième fois, ses satanées douleurs. Pourtant, au fil de nos entrevues, une sympathie mutuelle s’installait. Notamment lorsque j’ai commencé à le taquiner un peu, à le bousculer dans ses défenses. Il s’est piqué au jeu, me rendant la pareille. Je cherchais une faille dans cette cuirasse placide. Comment accéder à son moi, à ses sentiments? Un jour, je lui ai dit tout de go que je voulais entendre non seulement ce qu’il me disait, mais ce qu’il ne me disait pas et que je devinais sous les mots – sous les maux. Appréciant le calembour, il m’a baptisé le docteur Momo.


Un autre jour, je suis revenu sur un événement qui coïncidait à peu près avec le début de ses douleurs.
- Racontez-moi encore une fois le mariage de votre fille.

- Mais je vous ai déjà tout dit! (Il riait, étonné.)

- Non, il y a des choses que vous ne m’avez pas exprimées.

- Dieu sait quoi encore! Voilà l’horrible docteur Momo au travail!

- Vous ne m’avez pas dit ce que ce mariage vous a fait – à part que c’était bien normal qu’elle se marie, que vous étiez content comme tout le monde, et tout et tout.

- Ce que ça m’a « fait »?

- Oui, tout au fond, là-bas, en vous.


Et soudain, ces larmes furtives. Lui-même en était surpris. Conjonctivite subite? Allons, allons. Chagrin indicible, enfoui là-bas, en lui? Il a changé de sujet. Mais un autre jour encore, alors qu’il m’annonçait qu’il allait bientôt devenir grand-père, il s’est mis à se moucher longuement, puis à hoqueter, enfin à sangloter comme un enfant. Et nous avons commencé à parler des choses sérieuses, à décrypter ensemble les mots sous les maux. Vous n’en saurez rien, d’ailleurs. Je garde ça pour moi, pour lui.


Sa nuque? Ses douleurs? Ça va mieux. Mais gare à moi s’il m’arrive de trop espacer nos rendez-vous: crac, revoilà les douleurs.


*Alexithymie: incapacité de formuler verbalement des émotions ressenties plus ou moins (Sifneos, The prevalence of alexithymia. Characteristics on psychosomatic patients. Psychoter. Psychosom, 22: 255-262, Boston,1973).

**Pensée opératoire: le discours du malade décrit une action telle qu’elle se déroule, sans chercher une signification, sans interruption ou comparaison avec des produits de l’imaginaire (de M’Uzan & Marty, L’investigation psychosomatique, PUF, Paris, 1963)

(17.03.92/LNQ)