Une femme vorace

« Est-ce bien indispensable de vous décrire ça en détail? » Ses yeux sont remplis d’effroi, ou de honte. Stoïque, j’attends. Elle finit par se résigner. Ses « crises » surviennent généralement tard, dans la nuit. Elle se rend à la cuisine (son temple, son enfer), se plante en chemise de nuit devant le réfrigérateur, ouvre la miche à pain, s’arme d’un couteau, et hop.


Elle entame la cérémonie par des tartines, de vulgaires tartines au Cénovis, à la confiture, rarement au camembert. Suivent quelques yoghourts. Sans prendre le temps de respirer, elle dévore une ou deux plaques de chocolat, puis, dans n’importe quel ordre, des oeufs durs, du jambon, de la mortadelle, un solde de gâteau à la crème, avant de taper dans l’assortiment de biscuits anglais, là-bas, dans leur boîte circulaire. Tout ça ne l’empêche pas de reluquer les restes du dîner. Elle se décide pour le ragoût froid, finit les triangoli apportés par les voisins, boude le riz casimir, change d’avis, le termine aussi. Pour créer un intermède, elle laisse fondre dans sa bouche un quartier de fromage mou. Puis, dans un finish furieux, elle fait un sort à la tarte aux oignons, liquide le vitello tonnato, revient aux tartines, se rabat sur le miel, se rafraîchit le gosier avec des pêches. Des boules de glace à la vanille ou aux fraises mettent habituellement un point final à ce rituel. Alors, elle referme doucement la porte du réfrigérateur, éteint la cuisine, et va vomir longuement aux toilettes.


« Dans ces moments-là, rien ne peut me freiner. » Elle se dit alors comme saoule, dans un »état second ». Sa frénésie manducatoire abolit en elle toute velléité de résistance ou de contrôle. Il faut manger, manger énormément, peu importe la qualité de la nourriture. Lorsqu’elle se trouve à table, en présence du mari et des enfants, elle donne le change, chipote dans son assiette, cède volontiers sa part. Jamais les siens n’ont pu la voir s’empiffrer. Moi, je l’observe et je me demande où diable elle met tout ça. Elle est bien frêle, dans son fauteuil. A vue de nez, je dois peser le double de son poids. Sans parler de ses bras et de ses jambes, véritables tiges de bambou. Et sa bouche, donc, bien petite pour une si grande mangeuse. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle a un furtif sourire de cannibale. Me voilà fixé.


« C’est de la boulimie, n’est-ce pas?* Il paraît que ça se soigne. Je ne vois pas comment. » Elle a déjà « tout essayé ». Régimes, calmants, diurétiques, laxatifs, coupe-faim, extraits thyroïdiens. Ça l’a détraquée davantage. L’année précédente, alors que ses enfants passaient leurs vacances chez les grands-parents, elle a tenté une expérience : elle « scotchait le frigo », la nuit, pour s’en interdire l’accès. Inutile. Même dans le demi-sommeil, d’abord avec des gestes d’automate, puis avec rage, elle arrachait le papier adhésif, se frayait un passage vers la nourriture, comme une vraie junkie.


Et si elle me racontait un peu sa vie? Sa mère? Une travailleuse, d’humeur âpre, fermée sur elle-même. Le genre de dame en fichu qui va nourrir les poules sous une pluie battante, mais qui vous tance au moindre bobo et ne vous prend jamais dans ses bras. Son père? Un type jovial, trop porté sur le schnaps, devenu envahissant et inadéquat à l’adolescence. Quand il a commencé à la lorgner d’un oeil franchement lubrique, elle a compris, elle est partie. Son mari? Gentil, un peu mou, trop préoccupé par lui-même. Il ignore encore ou feint d’ignorer ses crises de boulimie. Ses deux garçons? Pas de problème, seulement intrigués au petit déjeuner par l’épuisement rapide des corn-flakes et du Nutella.


La raison de tout ça? Le moyen d’en sortir? Ça, elle me laisse faire, c’est mon job. Bon, bon. Qu’elle me parle au moins de ce qu’elle ressent pendant ses crises. De la rage, oui. De l’impuissance, d’accord. Du désespoir, bien évidemment. Quoi d’autre, cherchons. Une sorte de plaisir inavouable, mêlé au dégoût. Tiens, quoi encore? Silence. J’insiste, quoi encore? Elle ne voit pas. Alors qu’elle ferme les yeux un instant, qu’elle se laisse revivre en imagination une de ses crises. Elle fait une grimace, mais se prête au jeu. Récapitulons : rage, impuissance, désespoir, plaisir inavouable, dégoût, y est-elle? Oui, ce n’est pas difficile. Et maintenant, quoi d’autre?


De nouveau, un silence interloqué. Puis sa voix altérée se met à murmurer: « Une bizarre sensation de sécurité… » Elle enchaîne en exprimant le drôle de sentiment de se sentir ainsi « chez elle », dans son ambiance à elle, malgré ses aspects rebutants. « Au moins, il est à moi, ce comportement-là. J’en suis malheureuse, mais il me rend à moi-même. C’est comme ça que je me sens exister, que je m’appartiens le plus, envers et contre tout le monde.  » Elle sanglote, ajoute que c’est peut-être triste, et même franchement minable, mais c’est ainsi qu’elle se sent elle-même.


Bon, qu’elle me parle maintenant de ce qu’elle sent dans sa bouche. De cette sensation du dedans et du dehors que lui procure sa respiration. Puis du goût de sa salive, lorsqu’elle l’avale. Voilà. Et maintenant, à partir de cette bouche, et du conduit qui la prolonge en elle, comment peut-elle éprouver ce qu’il y a alentour? Jusqu’où les autres parties de son corps sont-elles soudain présentes à sa conscience? Comment explorer autrement ses frontières naturelles, en suivant l’expansion régulière de sa cage thoracique et les mouvements de son ventre? Elle peut même cesser un peu de parler, et même de penser, juste un instant. Et mettre de côté ses raisonnements obsédants, et se laisser glisser un instant, rien qu’un petit instant, dans le doux Léthé de la transe. Elle le fait. Se sent-elle encore « chez elle »? Oui, en plus paisible et moins digestif. C’est un début.

*Boulimia nervosa: accès répétés d’hyperphagie et préoccupation excessive concernant le contrôle du poids corporel; contexte pathologique lié à l’anorexie. Voir ICD-10, Classification internationale des troubles mentaux et des troubles du comportement, OMS, éd. Masson, Paris, 1993.

(06.07.93/LNQ)