Une fillette silencieuse

« Non, cette page-là, vous ne devez pas la lire. »


Je referme le cahier, le rend à la fillette. Fillette? Jeune fille plutôt. Quand elle est venue la première fois, elle avait dix ans. Maintenant, c’est une adolescente mince et longue, grandie d’un seul jet, avec des formes et des manières de femme dans ses jeans bleu gauloise. Et je n’ai pas la berlue: un linéament de khôl souligne bien ses yeux aujourd’hui. « OK, OK, Mademoiselle, je ne saurai rien de plus de ton idylle avec ce Fabrice. » Elle me sourit, fière de me montrer ouvertement, et surtout délibérément, qu’elle a des secrets. Crénom, le temps galope! Heu, heu, fugaces annos!


Voilà cinq ans, c’est à la demande du juge de paix et du SPJ* que je l’avais prise en charge. On suspectait ses parents de la battre. C’était vrai. Un psychologue avait d’emblée proposé un placement (après un seul entretien!). Les parents s’étaient opposé à cette décision et le juge m’avait demandé de faire une thérapie de famille, tout en confiant un mandat de surveillance au SPJ. Dès la première séance, j’avais pu gagner la confiance des parents et les sévices corporels avaient cessé. Je ne me doutais pas que je m’embarquais dans une longue histoire.


La mère avait été elle-même une enfant négligée par ses parents. Ayant grandi vaille que vaille, d’institutions en familles d’accueil, elle s’était trouvée enceinte de bonne heure, sans l’avoir désiré. Mère célibataire, elle avait confié sa fille à diverses familles ou garderies, ce en quoi elle répétait sa propre histoire. Plus tard, mariée à un homme plus stable, elle avait mieux accepté son identité de mère et avait repris sa fille à la maison. Mais celle-ci, peu loquace, comme indifférente à ses attentions, l’exaspérait.

Ayant un meilleur contrôle des relations entre les parents et la fille, j’ai commencé à rencontrer cette dernière seule, parallèlement aux séances familiales. De contact très réservé, elle avait une peine énorme à établir des relations suivies avec ses camarades d’école ou du quartier. Elle parvenait à peine à aligner quelques phrases, ne se départissant que rarement de l’apparente indifférence qu’elle affichait avec une obstination exaspérante, qui me mettait moi aussi mal à l’aise. Elle avait des bizarreries de comportement, notamment quelques rituels de miction nocturne, avec stockage cérémonieux et inexplicable de l’urine, associés à une insomnie tenace. En outre, j’étais frappé de découvrir qu’à onze ans, elle était toujours incapable de lire l’heure. Lors de nos rencontres à deux, le silence s’installait vite et pouvait durer longtemps. Je la relançais, la bombardais de questions, m’épuisais à chercher une suite à nos propos.


A un moment donné, inquiet d’une évolution de type autiste, j’ai demandé à des confrères pédopsychiatres de la ré-examiner. On m’a confirmé qu’elle était intacte sur le plan intellectuel et cognitif, et qu’elle souffrait essentiellement d’un mutisme de nature affective. Cela pourrait peut-être s’améliorer avec la psychothérapie. Bon. Mais comment m’y prendre? Je n’avais pas beaucoup d’expérience avec les enfants – que je traite habituellement à travers les parents. Je lui avais offert une montre rigolote, demandant à son père de l’entraîner à lire l’heure. J’avais obtenu de la mère de lui consacrer du temps, pour rien, comme ça, juste pour jouer ou bavarder. Je m’étais allié la maîtresse d’école, une femme intelligente qui s’était attachée à elle. (Un jour j’avais même pu assister à un cours en classe, pour la voir en situation. Ses camarades croyaient à une visite comme ça, pour une étude. Elle seule, et sa maîtresse savaient que j’étais là pour l’observer sur le terrain scolaire.)


Elle voyait bien que je m’impliquais concrètement pour elle, ses yeux me prouvaient qu’elle y trouvait du plaisir, mais le reste du temps son indifférence apparente pouvait décourager mes efforts. Comment diable animer utilement nos rencontres, outre les sempiternels dessins et autres jeux transitionnels à la Winnicott? Comment aérer la communication entre elle et moi? L’idée me vint d’inventer un récit à deux, en nous le racontant au fur et à mesure. Ce fut l’histoire de Barbara, une fille perdue, qui fit du stop jusqu’en Asie, revint après maintes péripéties, et fit des tas de rencontres incroyables. Nous nous filmions à tour de rôle avec la caméra video, puis nous repassions la bande en nous moquant gentiment l’un de l’autre. Les choses allèrent mieux. Elle s’exprimait davantage, stimulée de se voir sur l’écran. En même temps, elle m’étonnait par ses trouvailles – elle que je croyais sans imagination.


Plus tard, nous avons lu ensemble des passages d’un livre pour enfants, manière journal intime, assez drôlatique**. Autres bavardages, autres rires. Elle m’a demandé ensuite si je tenais également un journal et si je voulais bien lui en lire quelques pages. J’ai dit oui – en triant un peu (ce qu’elle a remarqué). Voici quelques semaines, je lui ai offert un de ces cahiers à moleskine noire que j’affectionne, tout neuf, en espérant devinez quoi. Et voilà qu’aujourd’hui elle m’apporte à lire ce cahier, aux pages couvertes à l’encre violette, relatant maints incidents anodins, mais chargés pour nous de toutes les épices d’Orient. Elle me laisse le parcourir jusqu’au passage où ce sacré Fabrice entre en scène. « Non, cette page-là, vous ne devez pas la lire. »


Horloge des années, yeux passés au noir, la vie a repris ses droits. Ma fillette silencieuse devient une petite femme.

* SPJ: Service de Protection de la Jeunesse : sorte de gendarmes des familles, débordés par leur travail difficile et ingrat, parfois mal vus, souvent bénéfiques.

** »Gianinno Furioso, journal d’un chenapan », de Vamba (farces et attrappes, aveux rigolards, dessins et tout).

(14.09.93/LNQ)