Le routard agoraphobe

J’aime sa dégaine de trimardeur et cette ambiance de route poussiéreuse qu’il apporte dans mon bureau à chaque visite. C’est un clochard céleste, façon Kerouac, un vétéran de Katmandou, un respacé de la drogue. Il est de ceux pour qui le monde, le vrai, commence de l’autre côté du Bosphore. D’Istambul au Népal, il a battu l’estrade, en passant par Téhéran, avant d’essayer l’Afrique. Mais maintenant, que diable vient-il faire chez un psychiatre? « C’est la trouille, docteur. Les chocottes. » Frayeurs, angoisses, épouvantes mortelles. Ça le prend chaque fois qu’il doit se déplacer hors de chez lui. D’ailleurs il est venu accompagné, et sa femme est en train de patienter dans la salle d’attente. Fichtre, un routard agoraphobe! Pas très ordinaire, ça.


L’agoraphobie a été décrite pour la première fois par Westphal en 1871 (à l’époque où, par un contraste curieux, le monde commençait à lire le Walden de Thoreau). Peur irraisonnée, sorte de réflexe-panique, état d’alerte de l’esprit et de l’organisme, la crise d’agoraphobie vous tombe dessus brusquement, comme une attaque aéroportée. Au programme, entre autres joyeusetés, des vertiges, des opressions thoraciques, des palpitations cardiaques, des sudations profuses, et même des sensations de mort imminente. Et ceci, chaque fois que vous parcourez un espace découvert, fréquenté ou désert, style Riponne, Plainpalais, Trocadéro, piazza d’Espania ou Tiananmen. La foule, les tunnels, les salles de spectacle, le trolleybus ou les trains peuvent vous réserver les mêmes désagréments, avec quelques hantises supplémentaires: ne pas pouvoir s’échapper, ni être secouru à temps et, pire que tout, se donner en spectacle. Il déteste ça: « Je préfère voir le monde caché derrière mes yeux ».


Le plus curieux, c’est que ses crises ne le prennent qu’au pays, en notre paisible Helvétie (pays d’Europe Centrale, frileusement isolé du reste du monde, avec des montagnes costaudes, des prairies vert fluo et des banques néogothiques). C’est sous ce ciel gris et neutre que mon routard a ses attaques d’agoraphobie. Rien de tout cela dans d’autres espaces bien dégagés, style steppe sibérienne, brousse africaine, ou sommets vivifiants du Kilimandjaro, du Mont Ararat ou du Karakorum. Là-bas, il se sentait bien. Bon, comme cela va parfois de pair, le voyage amenait la drogue. Mais l’expérience était – du moins à l’époque – emballée dans un peu de philosophie. Façon de vivre dans la foulée de de Quincey ou de Baudelaire. Dans le sac à dos, on emportait un peu de Michaux, les premiers Castaneda ou la Baghavad Gita. On ne se défonçait pas à la façon chagrine d’aujourd’hui, dans la misère lyophilisée et trépanée genre Platzspitz. La poudre s’accomodait volontiers d’une roubayate d’Omar Khayyam, d’un verset des Upanishads, d’un poème de Whitman, du Franny & Zooey de Salinger, ou, au pire, de quelques divagations inspirées de Ginsberg.


Voilà bien des années qu’il a renoncé à la drogue. Ça n’a pas été facile, mais à coups de cures de désintoxication et de produits de substitution, et surtout grâce à une femme qui ne s’est pas laissé impressionner, il a trouvé un mode de vie à peu près équilibré, dans une campagne des alentours. Travaux simples, séances de méditation, « dimanches-pyjamas » comme il dit, sans oublier quelques balades ataraxiques dans la nature environnante. Seulement voilà, dès qu’il franchit ce périmètre de sécurité, les « chocottes » lui fondent dessus. Exclu de prendre le train, d’aller au bistro, à la poste ou à un rendez-vous sans une compagnie sécurisante. Impossible d’avoir un emploi ordinaire. Il lui faut parfois se gaver de tranquillisants ou d’alcool « pour se donner du coeur au ventre » – comme dirait le diable-gardien du capitaine Haddock. Enfin, il lui arrive aussi de loucher du côté de son vieux poison, Mais la poudre a perdu sa poésie vénéneuse d’antan. Elle est devenue bête et méchante. Les canailles en col blanc ou en battle dress l’injectent aujourd’hui aux enfants. Des bambins junkies , ça le révolte. « Société pourrie, détraquée par l’obsession du pognon. Culture Mickey et tortues ninja. Je me sens mal ici. Jamais je n’aurais dû revenir. »


Je l’observe. Je me sens proche de cet orphelin de l’Ailleurs, captif d’une patrie-oasis où règnent soi-disant l’ordre et la propreté. Et moi, quelle est donc ma mission? Le guérir. Oui, mais de quoi? De son agoraphobie ou du monde déglingué d’Occident? Il ne sait pas. Ma question le fait sourire, un peu tristement. « Aidez-moi à trouver une cause à ces attaques de panique. Ça me rendra peut-être un peu de mobilité? » Il m’avoue avoir retâté de son poison, pour se « soigner » à l’ancienne. Mais ici, sous ce ciel, ça ne fonctionne plus, ça se résume au cauchemar.


Au fil de nos conversations ou de quelques transes hypnotiques, nous faisons un peu d’ethnopsychiatrie. Nous explorons ses frayeurs dans une perspective quasi chamanique, en évoquant leur parenté avec d’autres peurs, connues sous d’autres latitudes, et qui se prononcent
susto en quechua, diabatagé en bambara, khal’a en arabe dialectal du Maroc, tars’ en farsi, ou koro en chinois (du sud-est). Tout cela nous dépayse un peu, tout cela respire l’Ailleurs. *


Et alors, direz-vous? Tout ça pour en venir à quoi, au juste? A rien, c’est juste comme ça, pour le plaisir de converser entre nomades, en attendant que quelqu’un nous serve le
tchaï dans des verres minuscules, sur un plateau suspendu. Pour le plaisir de laisser fondre un morceau de sucre sur la langue, et de laisser entrer un peu, oh juste un peu, kheili kam comme on dit en Iran, l’air du large. Ça fait du bien par où ça passe, ça permet d’aérer les frayeurs et de ressusciter les images souriantes de la liberté perdue – à la façon des druides et des poètes nostalgiques. Ça permet aussi, sans même s’en apercevoir, de donner jour une liberté neuve.


* Pour quelques-uns des termes étrangers utilisés ici, on peut consulter avec profit le no 15 de la Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, intitulé « La Frayeur », éd. La Pensée Sauvage, Grenoble, 1990.

(28.09.93/LNQ)