Questions à un masque

Pendant qu’elle me parle, je contemple son visage de madone à la Mantegna, aux sourcils très larges, comme tracés au pinceau. Elle revient de loin. Tentative de suicide et hospitalisation en milieu psychiatrique. Maintenant que la chaleur de la crise est passée, et que la voilà sagement réduite au silence des symptômes, elle m’est adressée pour un « suivi » ambulatoire. Il est notamment convenu qu’elle entame avec moi une psychothérapie. Je la reçois donc une fois par semaine, je prends de ses nouvelles, je l’écoute attentivement, tout en étant parfois distrait (comme c’est si souvent le cas dans ce drôle de métier). Et l’une des choses qui dévie sporadiquement mon attention de nos conversations, c’est son visage, son beau visage de « vierge en majesté ».

En sémiologie psychiatrique, l’expression du visage fait partie des critères du diagnostic. Pour user d’un jargon scientifique, on n’y parle d’ailleurs pas de visage, mais de faciès. Ainsi, le faciès « rubicond » et « sanguin » du maniaque, le faciès « défait » du sujet en proie à l’hébétude cannabique, la « lividité » de l’héroïnomane ou du cocaïnomane, la « couperose » de l’alcoolique. D’autres faciès se caractérisent par leur « discordance idéo-mimique », comme c’est le cas dans la schizophrénie. Enfin, il y a le fameux faciès « figé » et réputé « inexpressif » de la dépression, habituellement signalé par une hypomimie, ou carrément une amimie (comme si, pour mériter le qualificatif d’expressif, il était indispensable de grimacer, d’agiter le muscle frontal, de flanquer la houle aux sourcils, de rouler des yeux, de froncer les narines, de contracter les masseters ou de laisser béer la bouche, en bavant un peu au besoin).

Elle me parle d’elle, d’une voix calme, un peu monocorde. Elle me décrit son retour à la maison, les fleurs cueillies par sa fille, les dessins offerts par son fils, les attentions de son mari, la reprise de la vie quotidienne. Elle me dit que ça va mieux, qu’elle est heureuse de se savoir en vie, qu’elle regrette son acte suicidaire, qu’elle espère guérir bientôt. Mais elle le dit d’un ton curieusement détaché, presque désenchanté, sans avoir l’air d’y croire. Moi, je l’écoute, j’évite pour l’instant de la harceler de questions, je la « laisse venir », tout en observant son visage à la dérobée. Figé, étrangement immobile, presque de cire. Un masque. Un masque que je trouve – en dépit de mes manuels de sémiologie – terriblement expressif. Mais de quoi? Comment l’interpréter? Que me donne-t-il à voir? Que dérobe-t-il à ma vue?

Satire, drame, tragédie à l’ancienne? Masque funéraire? Il n’exprime pas vraiment la tristesse. Empreint de dignité, il parait parfois distant, presque hautain. Mais quel deuil inavoué, quelle détresse cache-t-il? Quand les lèvres s’entrouvrent pour proférer quelque parole, elles remuent à peine. Ce qui donne une impression d’étrangeté, d’irréalité à la communication, et qui contraste avec la banalité des propos échangés. Il y a aussi quelque chose de théâtral dans ce visage, comme s’il devait incarner je ne sais quel rôle mythique. Fonction oraculaire? Traits archétypiques du Soi universel, comme dirait Jung? Masque destiné à fixer l’âme errante comme en Chine? Tendances démoniaques exorcisées par les masques du théâtre balinais? Culte de l’ancêtre et du mort du masque khmer? Masque libérateur du carnaval à Venise, à Bâle, au Loetschenthal? Masque du « mauvais frère », à l’iroquoise? Masque rituel des danseurs africains? Personnage prototype du théâtre grec ou japonais?

Masques! Sorte d’extase argileuse, mêlée de douleur. Cette femme est belle, ô mortels, comme un rêve de pierre. Mais elle souffre. Son entourage lui reproche d’être froide, dépourvue de toute compassion, d’élan amoureux, que dis-je, de pitié élémentaire. Derrière son masque, je pressens tant d’amertumes bâillonnées, tant de drames à bas bruit. Et toute une histoire, l’histoire d’une fillette mal-aimée, d’une femme désenchantée par les déceptions de l’amour, l’histoire de quelqu’un. Que dis-je, une histoire: mille et une histoires en abîme, comme dans le roman de Potocki ou dans les textes arabes des temps anciens. Me les contera-t-elle un jour ici, dans ce bureau? Les gardera-t-elle pour elle? Nous verrons, nous verrons. Pour l’instant, je lui demande seulement de me parler des effets du médicament que je lui prescris, de la façon dont elle s’endort et s’éveille, du déroulement de sa journée, de sa semaine, des efforts qu’elle fait pour sortir de l’apathie, pour rétablir un climat de sécurité auprès de ses enfants, pour retrouver la confiance et l’amour de son mari.

Nous n’en sommes pas encore à la phase hectique de la psychothérapie. Nous n’en sommes qu’aux préliminaires. Mais elle ne perd rien pour attendre.

(14.03.95/LNQ)