La consultation d’un psychiatre n’est pas faite seulement de cas « vraiment psychiatriques », je veux dire de malades avec des symptômes et tout. Bien des gens prennent rendez-vous pour des raisons qui ne relèvent pas de la psychopathologie, mais parce qu’ils sont seuls. « Quoi, la solitude? » me dira-t-on. « Allons-donc, trouvez quelque chose qui fasse moins éculé ou ringard. Dégottez-nous une étiquette médicale, sociologique, ou psycho-quelque-chose pour désigner cette solitude. Décrivez au moins un syndrome, un « repli social contraint », un « autisme plurifactoriel » – ça fait plus classe. »
Quand quelqu’un prend rendez-vous chez le psychiatre pour trouver un peu de compagnie, j’appelle ça tout simplement une tristesse, un drame, dont le titre serait : « Ton problème, pas mon problème ». Quelqu’un se plaint-il de surmenage, de stress, de la peur de l’échec? Il s’entendra dire: « Ça, mon ami, c’est ton problème ». Suivront quelques conseils stéréotypés (les fameux « taka »): « T’as qu’à travailler moins, t’as qu’à faire du jogging, t’as qu’à surveiller ton cholestérol. Un autre souffre-t-il du chômage? « T’as qu’à timbrer comme tout le monde, t’as qu’à lire les annonces dans le journal, la solution est en toi, c’est TON problème. »
C’est comme ça. De nos jours, les gens, on les « renvoie à leur problème ». C’est une sorte de schéma, un prêt-à-porter du parler contemporain. Ça donne un air avisé en psychologie. Ça montre qu’on s’est affranchi de l’esprit caritatif chrétien, qu’on a jeté aux oubliettes sa morale poussiéreuse et sa mentalité missionnaire, et qu’on tient pour suspectes les attitudes empreintes de compassion et de sollicitude. Tout ça ne serait qu’un ramassis d’anciennes valeurs dépassées, avec leurs relents surmoïques dénotant un problème libidinal mal évacué et sublimé inconsciemment en altruisme. Cette langue de bois freudienne s’est implantée dans notre façon de penser et d’agir en société, et beaucoup de gens trouvent fort pertinent le dicton qui prétend que charité bien ordonnée commence par soi-même.
Le vrai credo est dorénavant celui de l’individu, du Moi triomphant, avec sa silhouette de rêve, son shampoing onctueux, sa pochette de préservatifs extra-souples. Il est devenu « sain » d’être égoïste, d’avoir le regard séronégatif, de dicter ses mémoires dans une microcassette, les fesses bien calées sur la banquette d’une 4×4 métallisée. Il est de bon ton de s’aimer soi-même avant tout (certains psychothérapeutes vous exhortent même à ne pas laisser passer une matinée sans vous dire « je t’aime » dans la glace). Votre voisin âgé s’alimente-t’il exclusivement de pâtée pour chats? C’est son problème, il n’a qu’à ne pas gaspiller sa pension AVS en piquette. Votre amie vous accuse-t-elle de la plaquer après l’avoir encloquée? C’est son problème, personne n’est irremplaçable.
Vais-je maintenant analyser les raisons de cette attitude démissionnaire généralisée? Evoquer les méfaits de la société industrielle? Le matraquage de la télé ou l’hypnose des game-boys électroniques japonais? Non. Je vous laisse plutôt lire le dernier Bourdieu, qui explique bien mieux que moi ces nouvelles misères du monde*.
Je dirai simplement ceci: je vois quelquefois en consultation des adolescents trop seuls, et leur désenchantement me bouleverse. Leur sens naturel de l’éthique, de la justice, de la solidarité, de la compassion (oui, oui) est mis à l’épreuve dans un monde qui leur enseigne à ne jamais compter que sur soi-même. Ils découvrent soudain que devenir adulte, c’est devenir seul (les voilà gibier à scientologues et autres sectes prédatrices). Ce désenchantement solitaire m’est personnellement intolérable (quelques éducateurs doltoescents croient encore que ça fait nécessairement partie de l’âge dit « ingrat »). Pourtant, enfants et adolescents ont le sens instinctif des règles normales d’une relation humaine authentique, d’une rencontre qui laisse place à la sollicitude, à la réciprocité de type « Je-Tu » et non à la manipulation « Je-Ça », pour reprendre les termes de Buber**. Mais voilà, notre éducation individualiste s’acharne à leur faire oublier ces données simples.
Je suis parfois tenté de les dissuader de grandir, ces petits d’hommes. A eux, comme à bien des adultes d’ailleurs, j’ai envie de dire, avec Maître Eckhart: « redeviens un enfant ». Je sais, on affirmera que j’exagère, que ce n’est pas toujours ainsi que ça se passe, que tout le monde n’est pas seul ou égoïste, qu’il y a les restaus du coeur et Soeur Emmanuelle . On dira que je dramatise, que je me déguise en moraliste. Ça doit donc être mon problème.
*Pierre Bourdieu & coll: « La misère du monde », Seuil, Paris, 1993.
**Martin Buber: « Je et tu », Aubier, 1969.
(04.05.93/LNQ)