Horloges et psychiatres

L’essentiel d’un traitement psychiatrique, c’est le temps. Il y a la panoplie des médicaments et des méthodes psychothérapeutiques, mais c’est peu de chose à côté du temps consacré à quelqu’un. Quel temps? Celui de chaque rencontre, bien sûr, mais pas seulement. Une thérapie commence souvent avant le premier rendez-vous, dès l’instant où le patient a jeté son dévolu sur tel psychiatre qui sera le « sien ». Elle se poursuit après la fin du traitement, comme par une sorte d’écho, d’élongation extra-muros du lien entre patient et thérapeute.


Certains patients font montre de scrupules. Ils disent: « Ça me gêne de vous prendre du temps, alors que d’autres ont certainement plus besoin de vous ». Noble abnégation? Prétexte commode? Appel du pied au thérapeute pour s’entendre dire meû-non? A l’inverse, d’autres sont arrogants et considèrent la séance comme leur « territoire », espace-temps devenu leur propriété. Vous devez par exemple répondre au téléphone pendant la consultation, et vous les voyez qui trépignent, pianotent des doigts sur le bras du fauteuil, consultent ostensiblement leur montre: « cesse donc de me grignoter des minutes pour un autre. »


Le temps n’est pas une abstraction. Il est là, sur le cadran de l’horloge design, bien en vue sur la crédence. Il est également condensé dans un autre objet-fétiche: l’agenda, grille labyrinthique du destin, instrument presque oraculaire. Mais à qui donc appartient ce fameux « temps psychiatrique »? (c’est ainsi qu’il est désigné dans le code des honoraires de l’assurance maladie, sous le chiffre 007 – sorte de permis de tuer le temps). Au patient? Au thérapeute? Il s’écoule, au fil de l’invisible sablier de la consultation. Il se manifeste aussi dans le corps (fourmis dans une jambe, tiraillements du dos, envie de se lever, de faire quelques pas). L’horloge biologique est au travail. Mais quelle est sa véritable essence? Durée bergsonienne? Instant bachelardesque*? Quelle est donc la bonne toise pour mesurer le temps? Comment se décider entre l’écoulement laminaire et horizontal de la durée, ou le déversement turbulent et vertical d’instants – à la chinoise? (Dans la langue de Confucius, l’avenir se situe en bas: pour dire « continuez », on dit « xia » : « descendez »). Il y a un peu des deux dans tout ça : glissades linéaires de la durée et emboîtement d’instants en poupées gigognes (sorte de valse à mille temps).

Dans la série « avant », il y a le temps qui précède la première rencontre. Lettres brèves ou circonstanciées, appels téléphoniques insistants, messages bouleversés ou impératifs sur le répondeur. Au grain d’une voix, au récit d’une souffrance, on imagine un visage. Parfois, l’impatience, l’urgence se font pressantes. Et si l’on répond: « impossible, agenda saturé, six mois d’attente », les uns renoncent, d’autres déclarent que « ça fait des années que ce problème dure, et qu’ils n’en sont pas à quelques mois près ». Quelques-uns, plus rares, sont vite outrés, mettent en doute la bonne foi du psychiatre. Ceux-là se considèrent comme prioritaires sur tout le monde, exigent une réponse « dans les meilleurs délais », y vont de leurs insultes si l’on tarde à réagir. Et puis, il y a la phase de la salle d’attente. Les uns tolèrent les retards, d’autres, patients impatients, requièrent du psychiatre la ponctualité d’un coiffeur (alors qu’ils ferment les yeux sur les retards du généraliste, du pédiatre, ou du gynécologue). Il est vrai qu’il existe des psychiatres ponctuels. Ce sont ceux qui « maintiennent le cadre », et qui vous renvoient dans vos pénates même si vous venez d’avouer l’inavouable et de fondre en larmes. Parce que l’heure est passée, un point c’est tout.


A chaque rencontre, les temporalités se bousculent, s’imbriquent les unes dans les autres. Le passé est là, au coin d’un récit de vie. Enfantines de Larbaud, enfantasques de Claude Roy, âge prétendument « ingrat » de l’adolescence, années « folles » ou trop sages de la jeunesse. Accrocs de l’âge mûr et de la « midlife crisis » (« allons, je fête ma cinquantaine en me trouvant une jeunette, en me laissant pousser une queue de cheval et en troquant ma berline familiale contre une moto »). Ou encore les rages, les désespoirs, les sérénités moroses de la vieillesse. Le temps, en psychiatrie, c’est aussi celui des cycles de la vie. Ici encore, au temps perdu répond le temps retrouvé.


Et que dire du temps-argent? A 39 francs le quart d’heure de séance individuelle, on a ici une variante de PME. Une psychanalyste disait il n’y a pas longtemps à une patiente candidate : « mon temps est à vendre ». Donc gare aux rendez-vous manqués sans prévenir, il seront aussi facturés. Légitimation du temps-valeur, en espèces sonnantes et trébuchantes. Mais ce n’est là qu’une banalité : les psychiatres doivent aussi gagner leur pain. Et qui n’a la hantise, aujourd’hui, de « gagner du temps », de suppléer au manque à gagner, « d’amortir » tel investissement, de « gérer » son temps? Je hais ce langage de marchands, ces formulations américano-nippones du temps, ce slogan implicite: « soyez bref ». Toute la rentabilité de Monsieur Pump** est en jeu ici. Mais le moyen de faire autrement? (Ah, devenir bûcheron dans le grand nord canadien!).


Plus tard, la psychothérapie achevée, persistera dans la mémoire la somme globale de ces rencontres, agglomérées dans la masse compacte du souvenir. « Ça a commencé comme ci, ça s’est terminé comme ça ». Ce temps de « l’après », de l’avenir, offre le fameux recul biographique et ses vertus. Müller et Ciompi ont montré, dans leur enquête de Lausanne, que le temps était l’allié de certaines maladies mentales graves. Les schizophrènes vont mieux avec le temps et deviennent capables d’une meilleure adaptation à la vie quotidienne. On le savait déjà des chagrins les plus douloureux, qui s’effacent avec les années, puisque avec le temps va, tout s’en va, l’amour et la peine, comme le chante Léo Ferré, poète de nos mélancolies.


Cervantès, lui, nous apprend qu’il faut « donner du temps au temps ». C’est ce qui nous sauve, patients ou psychiatres, de la tyrannie de l’horloge. Tout à coup, ici, maintenant, voilà que le temps s’immobilise. C’est l’instant ineffable de la découverte, de la mise à nu du sentiment. L’instant de la rencontre avec soi-même en présence de l’autre, grâce à l’autre (et plus souvent qu’on ne pense, dans les deux sens). C’est soudain le temps hors-temps, hors de la tourmente du monde. L’instant partagé, sorte de biopsie extemporanée, hors des autres instants, mais qui renvoie à tous les autres, à ceux d’hier comme à ceux de demain. Tête-à-tête étrange et souverain, petite éternité inoubliable.

*Gaston Bachelard : L’intuition de l’instant, Gonthier, Poitiers, 1971.

** Hergé: Le Testament de Monsieur Pump », Castermann, Bruxelles.

(13.04.93/LNQ)