L’absente

- Qu’est-ce qui ne sera plus comme avant?

- Je ne sais pas, tout, rien… (Regard oblique vers la boîte de kleenex). Je ne la verrai plus, elle ne sera plus là… (Sa voix hésite, mesure le poids des mots). Il va falloir se faire à cette idée. Ça paraît si évident, et pourtant, ça ne l’est pas. Pas là-dedans. (Elle se frappe la poitrine. Petit séisme. Sa voix s’étreint). Surtout ce côté définitif de la séparation… C’est ça, l’intolérable. L’autre jour, au cimetière, quand j’ai entendu le son de la terre sur le cercueil, c’était affreux… Je réalisais qu’elle était là, dans cette boîte hermétique, et que je ne pourrai plus jamais la voir, la prendre dans mes bras, caresser ses cheveux, comme je l’ai fait si souvent à l’hôpital ces derniers temps… (Larmes. Elle se mouche). Excusez-moi… Enfin, c’est idiot de s’excuser, vous êtes là pour ça…

- Dites-moi encore.

- Quoi?

- Ce qui ne sera plus comme avant.

Elle regarde par la fenêtre. Ses yeux se perdent dans l’échappée du ciel entre les deux immeubles d’en face.

- Comment dire, je ne l’aurai plus pour moi, à moi. Je n’aurai plus cet être qui m’aimait et me comprenait à demi-mot, et même sans mots du tout… C’était la seule personne qui me sentait si vite, si bien… C’était si réconfortant… Ça me consolait de tant de choses… Ça va vous paraître étrange, mais elle aurait même su me consoler de sa propre mort, si elle avait pu se survivre… J’ai de ces pensées bizarres, par moments… (Regard un peu inquiet dans ma direction). Elle me donnait une espèce de sécurité intérieure… C’était quelqu’un « au-dessus » de moi, vous voyez ce que je veux dire?.. Dorénavant, il n’y aura plus personne de ce genre dans ma vie… Mon père, ce n’est pas la même chose, il est trop malade, c’est à nous de nous occuper de lui…


Silence. Dehors, des voix d’enfants, une planche à roulettes. Le mot « dorénavant » est là, exactement entre nous.

- Quoi d’autre?

- Plaît-il?

- Qu’est-ce qui ne sera plus pareil dans votre vie?

D’une main distraite, elle lisse longuement, inutilement, sa jupe noire. Ses sourcils se sont levés, dessinent une voûte mélancolique et pensive.

- Vous savez, elle était le pilier de la famille… Nos relations prenaient vie autour d’elle… Les rencontres, les fêtes… Même les querelles… (Elle a un sourire). Elle arbitrait si bien!… Elle trouvait les mots qui apaisent, qui désamorcent la colère, les mots qui font rire… Les mésententes perdaient leur caractère dramatique… Elle avait un haussement d’épaules inimitable, et une moue des lèvres… Du coup, tout devenait relatif… Elle respirait la mansuétude… L’autre jour, à l’église, mon frère, ma soeur et moi, nous nous regardions avec une sorte de honte, et un peu de crainte aussi… Est-ce que ça va changer maintenant?… Serons-nous capables de la même générosité?…


Le camion à ordures passe dans la rue. Quelques phrases se perdent dans le fracas des poubelles. J’entends le mot « maison ».

- Vous avez dit « maison »?

- Oui, la maison… Elle l’incarnait pour nous tous, en tout cas pour moi, même si chacun de nous a créé une famille… Sa maison est restée la nôtre, celle de notre enfance, avec les mêmes odeurs, les mêmes meubles, les mêmes bibelots démodés, les mêmes photos sépia dans leurs cadres kitsch… Dorénavant, il n’y aura plus « la maison »… Papa ne pourra pas y vivre seul… Il va falloir vendre, répartir les objets, les meubles, les bijoux… C’est banal, c’était prévisible, mais ce n’est pas facile à accepter…
Cette fois, nous nous taisons plus longuement. Le camion à ordures est parti. Les voix d’enfants ont cessé. Un oiseau risque une ariette. Ça sent partout le printemps. Nulle place pour un requiem dans tout ça. Pourtant, l’absente est là, exactement entre nous, avec le mot « dorénavant ». Je regarde ma patiente. Elle me paraît si frêle dans son fauteuil, si fragile, que j’ai envie de la prendre dans mes bras. Mais je ne suis pas là pour ça, je suis là pour l’aider à élaborer cette perte. Elle prend la parole.
- Je vous entend déjà, vous allez me demander encore ce qui ne sera plus comme avant.

- Oui.


D’autres larmes lui viennent, de plus loin encore.


- Vous savez, il y avait tout ce souci que je me faisais pour elle, depuis tant d’années… Pas seulement pour sa santé, qui s’est dégradée lentement… Mais pour elle, pour ses sentiments de femme… Pour les chagrins qu’elle nous cachait et que je devinais… Pour sa solitude… Elle savait que moi, je devinais tout ça… Mais nous n’en parlions jamais… Et maintenant je m’en veux… Je regrette tellement… Ça lui aurait fait sûrement du bien de s’ouvrir à moi, de me confier ce qu’elle sentait… Je n’ai pas su trouver les mots…

- Elle non plus.

- Oui, c’est vrai… Mais c’était à moi de faire le pas…

- Vous l’avez beaucoup entourée ces derniers temps.

- Un peu grâce à sa maladie… Avant, elle était toujours si forte… si attentive aux besoins des autres… Heureusement que j’ai pu m’occuper d’elle avant sa mort… Mais est-ce que ça suffit?… Le regret est là, je me dis que j’aurai dû faire ceci, lui dire cela… Maintenant c’est trop tard…

Sanglots. Surtout ne pas contrarier toutes ces larmes. Un peu plus tard, elle ajoute, hébétée:
- Une chose va changer, c’est que je n’aurai plus de raison de me faire du souci pour elle… Et curieusement, au lieu de me soulager, cette perspective m’attriste… Ça va être une sorte de vide, un manque… Ce n’est pas très logique, n’est-ce pas?


Elle me regarde vider ma pipe dans le cendrier. Qui s’inquiète de logique, ici? Toutes les tristesses ont droit de cité dans le deuil. Songeant soudain à la fameuse loi de Lavoisier*, je me dis que ça la consolerait peut-être si je la lui énonçais maintenant. Mais je n’en fais rien. Je bourre une autre pipe et je lui demande:

- Dites-moi encore, qu’est-ce qui ne sera plus comme avant?

* « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

(18.05.93/LNQ)