Histoire à vomir debout

Sa hantise: vomir, ou voir vomir quelqu’un. Ça l’obsédait. C’était venu petit à petit. Elle avait commencé par remarquer combien elle se sentait mal à l’aise en société. Un jour, les gargouillis hoquetants de quelqu’un avaient pris une ampleur insoupçonnée. Elle n’avait pas vu l’homme vomir, mais elle l’avait entendu, ça l’avait bouleversée. L’horreur du vomissement avait envahi sa conscience. Elle s’était mise à éviter soigneusement toute situation pouvant provoquer ce spasme, notamment les déplacements en autobus, en train, en bateau. Aux heures d’affluence, elle se terrait, quitte à rentrer plus tard. Elle fuyait aussi les ascenseurs post-modernes, ceux dont l’odieuse vélocité vous tasse d’un seul coup, dans un soupir nauséeux.


Evidemment, elle avait renoncé aux repas conviviaux. Ce retrait se manifestait peu à peu dans toutes ses relations sociales. Elle s’adonnait à des promenades nocturnes et solitaires. La perspective d’être invitée chez des gens provoquait une panique terrible. Aller au cinéma ou au théâtre avec quelqu’un était devenu un piège, la possibilité de s’esquiver à tout instant étant difficile dans ces conditions. Elle trouvait toujours un alibi, honteuse d’avouer sa peur. Si elle ne pouvait échapper à un raout, un mariage, un rendez-vous professionnel, elle s’épuisait en mille et une stratégies d’adaptation: se tenir le plus près possible de la sortie, évaluer la distance qui la séparait des toilettes, partir à l’anglaise. Elle prenait un sédatif pour supporter l’épreuve. Une fois seule, aucun symptôme ne la tourmentait plus: elle se sentait bien, travaillait, penchée sur ses dictionnaires, bénissant son métier de traductrice à domicile. Mais la tristesse s’abattait parfois sur elle, non seulement du fait de cette vie restreinte, de cette solitude obligée, mais aussi de l’inexprimable tourmente qui agitait son âme.


Lors de nos premières rencontres, elle me décrivit tout ça d’un ton apparemment désabusé et froid. L’esprit alerte, elle parlait vite, à mi-voix. Je l’observais. Jolie femme, intelligente, les mains longues et expressives. Mais aussi, une mine boudeuse, dégoûtée par instants. Elle me dit qu’elle n’avait guère d’estime pour elle-même. Elle se trouvait incroyablement « coincée ». Cette phobie de vomir lui paraissait absurde et désespérante. Elle-même n’avait jamais vomi, du moins à sa souvenance. Ça n’en aggravait que davantage sa représentation. A son dégoût s’ajoutait la dérision de soi et une ironie perfide vis-à-vis d’autrui. Façon comme une autre de tenir les gens à distance, direz-vous, et vous aurez raison. Beaucoup de timidité aussi, et de vulnérabilité. Quoi d’autre encore? Toute une histoire de colères rentrées, contenues de bonne heure par le carcan de la bienséance – et le mythe obligé de la « pudeur des sentiments ».


Moi, je me disais in petto : l’amadouer avant tout. Mais elle me voyait venir, me toisait de son regard d’entomologiste, et parfois je me sentais réellement comme une sorte d’insecte, de gros insecte, mettons un hanneton, un cancrelat, une bestiole kafkaoïde. Avant moi, elle avait vu un autre psychiatre, qui n’avait rien dit – rien – pendant plus d’une année. Déçue, agacée, elle avait accepté de me consulter sur la suggestion du médecin de famille. Et je me sentais surveillé, diable! Au moindre faux-pas, crac, elle me rangerait à son tableau de chasse. Les choses se sont détendues quand, nous connaissant un peu mieux, nous avons commencé à rire de son mal. Notamment lorsque je me mis à la devancer dans ses prévisions de scenarios-catastrophes. Elle me balançait en retour quelques vannes bien senties sur mon impuissance de psychiatre.


Comme il fallait faire quelque chose de « thérapeutique », je lui donnais, comme ça, des missions du style behavioral* : prendre le bus aux heures de pointe, aller dans un bistro, ne pas refuser une invitation, puis se donner une note sur sa performance, que nous ré-examinions ensemble par la suite. En même temps, j’affichais un pessimisme rigolard : ça allait sûrement mal se passer, elle allait se mettre à vomir, en longs jets voluptueux, sur la choucroute fraîchement servie ou sur le prince de galles de l’éditeur. Elle se piquait au jeu, imaginait avec moi d’autres scenarios plus abjects. Nous glissions même, ici et là, dans notre conversation des mots, des sons, je ne sais quelles harmonies imitatives en relation avec sa phobie. Ça donnait dans le doux-dégueuli-dégoulinant-d’entre-les-dents ou le vomito-negro-yellow-pox-beurk. Cette conjuration était complétée par des extraits de films soigneusement choisis pour leur horreur (notamment une scène mémorable de « The Meaning of Life », des Monty Python, avec son apothéose explosive). Ou par la lecture de la « Charte des ‘Patavomisseurs » **. Elle se dégelait, son sourire dégoûté zigzagait, style Snoopy, elle lâchait un rire nerveux. Moi, je me tapais franchement sur les cuisses. De vrais gamins. On jouait, comme dans Asterix, à « video meliora proboque deteriora sequor »***.


Les choses se sont un peu améliorées. Est-elle guérie, ou a-t-elle seulement apprivoisé sa peur? Je ne suis pas très au clair là-dessus. La seule chose dont je suis sûr, c’est qu’une amitié est née. Et que nous sommes trop occupés à réaliser d’autres choses ensemble, elle, moi, et quelques autres amis, pour consacrer du temps à ce qui reste de ses frayeurs.


Ce n’est pas sérieux tout ça. Un de ces jours, il faudra que je l’entreprenne – avec la dernière énergie.


* Voir la thérapie des phobies sociales: Isaac Marks: « Vivre avec son anxiété », Ed. La Presse, Montréal, 1980.

** Sorte de secte, qui porte un culte au vomissement. Aaron Brodinski, du Minnesota, lui a consacré une monographie décisive : »The retching way », Ed. Emesis, Minneapolis, 1987.
*** « Je vois le bien, je l’approuve, et je fais le mal ».

(23.06.92/LNQ)